(Boston) Jay Feaster rit encore quand il raconte l’anecdote.

Ça se passait à Boston il y a 15 ou 20 ans, à l’époque où il était directeur général du Lightning de Tampa Bay, avec John Tortorella comme entraîneur-chef.

La soirée ne s’était pas bien déroulée, et Tortorella était d’une humeur que vous pouvez imaginer.

« Après le match, on monte dans l’autobus et on part. Le relationniste de l’équipe va voir Torts et lui demande : ‟As-tu un peu parlé à ton frère ? » Il dit : ‟Non ! » Je le regarde : ‟Voyons Torts, c’est ton frère ! » Il dit : ‟C’est correct, il va comprendre. » »

Le frère en question, c’est Jim Tortorella, entraîneur adjoint à l’Université Harvard. Il n’a évidemment pas la notoriété de son grand frère, mais c’est un homme fascinant. Nous y reviendrons.

Mais LA question qui tue : a-t-il un tempérament aussi explosif que « Torts » ? On s’informe d’abord auprès du Québécois Marshall Rifai, défenseur pour le Crimson de Harvard, rencontré la semaine dernière au Beanpot, tournoi bostonien qui oppose les universités de l’endroit. Il sourit.

« Vous savez, ils ont été élevés dans la même maison ! »

On se tourne ensuite vers Brett Pesce, défenseur des Hurricanes de la Caroline qui a joué sous Jim Tortorella à l’Université du New Hampshire de 2012 à 2014. Comme Rifai, Pesce ne connaît pas non plus John Tortorella personnellement, mais il a grandi dans la région de New York à l’époque où les querelles entre « Torts » et le journaliste Larry Brooks roulaient en boucle à la télévision.

« J’étais un gros fan des Rangers, je connais la réputation de Torts, on la connaît tous. Mais au fond, c’est parce qu’il a le bien de ses joueurs à cœur. Jim peut aussi être comme ça. Il est intense, mais il a le mérite d’être clair. »

Assez tourné autour du pot : demandons directement aux deux frangins. D’abord, à John.

« Je suis un coach émotif et je ne m’en cache pas. Je pense que Jimmy est tout aussi émotif et intense que moi, mais a un bien meilleur contrôle. Il est intense, mais il dégage du calme », analyse l’ancien pilote du Lightning, des Rangers, des Canucks et des Blue Jackets.

Puis, à Jim. « Nous sommes les produits de notre éducation. Notre père nous a toujours enseigné à dire la vérité, à être honnêtes, à faire en sorte que personne ne remette en question notre loyauté ni notre ardeur au travail, décrit-il.

« La différence entre Johnny et moi, c’est qu’il a des micros devant lui et que les gens retiennent bien ce qu’ils veulent quand il parle. Moi, je ne vis pas dans cet aquarium. On a reçu la même éducation, mais on travaille dans des contextes différents.

« Mais Johnny donnerait sa chemise à n’importe qui. Ceux qui ont travaillé de près avec lui disent tous que c’est le meilleur coach qu’ils ont eu. Quand il vous dit d’aller vous faire foutre, c’est ce qu’il pense sur le coup, mais si tu es en détresse sur le bord de la route, il va s’arrêter pour t’aider. »

Un palmarès éloquent

Va pour les personnalités. Mais côté carrière, leurs parcours sont aux antipodes.

John Tortorella a passé toute sa carrière d’entraîneur dans les rangs professionnels, d’abord grâce à ses liens avec Rick Dudley. Jim, lui, a toujours été entraîneur dans les rangs secondaires et universitaires, jamais chez les pros, mais il s’est discrètement bâti une excellente réputation d’enseignant.

Il y a quelques années, il pensait à passer chez les professionnels et je lui ai dit : “Jimmy, prépare-toi à déménager souvent.” Je ne compte plus les déménagements que ma famille a faits pour me suivre. Je pense qu’il était plus intéressé par la stabilité.

John Tortorella au sujet de son frère Jim

Mais le fruit de son travail est bien visible dans la LNH. Dans son rôle d’adjoint, Jim Tortorella s’est toujours occupé des défenseurs, et au cours de ses six saisons complètes en Division I de la NCAA, il a croisé cinq défenseurs qui sont aujourd’hui établis dans la LNH. Il s’agit de :

– Adam Fox : gagnant du trophée Norris l’an dernier, le défenseur des Rangers de New York a joué trois saisons à Harvard, dont la dernière (2018-2019) sous les ordres de Tortorella ;

– Brett Pesce : deuxième défenseur des Hurricanes de la Caroline, il a côtoyé Tortorella à ses deux premières saisons (2012 à 2014) à l’Université du New Hampshire ;

– John Marino : comme Fox, cet arrière des Penguins de Pittsburgh a joué de 2016 à 2019 à Harvard et y a croisé Tortorella à sa dernière saison ;

– Trevor van Riemsdyk : un des joueurs préférés de l’animateur Alain Crête, le défenseur des Capitals de Washington a passé l’entièreté de son stage au New Hampshire sous Tortorella, de 2011 à 2014 ;

– Jacob Bryson : ce défenseur des Sabres de Buffalo a joué une saison (2016-2017) sous Tortorella à Providence College.

Notons qu’aucun de ses défenseurs n’a été un haut choix au repêchage, Pesce et Fox (66chacun) étant les choix les plus hâtifs. Notre homme souhaite toutefois dissiper toute ambiguïté lorsqu’on aborde son « palmarès ».

« Je veux être très clair : ces gars-là s’en allaient dans la Ligue nationale même si je n’avais pas été là. Par contre, je crois leur avoir donné des outils pour qu’ils connaissent encore plus de succès, par exemple pour la préparation mentale et les habitudes de travail. »

Quel genre d’outils ? « C’était surtout de leur montrer à s’autoévaluer. Comment regardes-tu de la vidéo, comment t’évalues-tu ? C’est dur pour eux, car partout où ils ont joué, ils ont été les meilleurs. »

PHOTO FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ HARVARD

Jim Tortorella (en chemise bleue) derrière le banc du Crimson de Harvard

Tortorella ne se gêne pas non plus pour faire appel à l’analyse statistique pour évaluer ses joueurs. Il nomme d’abord les sorties de zone en contrôle de la rondelle, puis les batailles à un contre un. « Sors-tu avec la rondelle, empêches-tu le jeu suivant de se produire ? Les tirs bloqués, pour et contre. Est-ce que tes tirs se rendent au filet ?

« Au lieu de regarder les plus et les moins, j’évalue quel est le rôle réel d’un joueur sur un but marqué ou accordé, et s’il a joué un rôle primaire ou secondaire. Par exemple, si un attaquant perd la rondelle en zone neutre, mais que le défenseur lui avait fait une mauvaise passe… »

Un entraîneur marquant

Au bout du fil, Brett Pesce est catégorique. « C’est probablement le coach qui m’a le plus enseigné, qui m’a le mieux montré comment jouer de la bonne façon en défense », estime celui qui joue en moyenne 22 minutes par match depuis 3 ans.

« Il m’a montré comment jouer en zone défensive, poursuit Pesce. Comment utiliser mon bâton pour intercepter des rondelles, comment être en bonne position. J’ai fait des tonnes de vidéo avec lui. Je suis arrivé à l’école à 17 ans et il m’a pris sous son aile. »

Le Québécois Marshall Rifai, lui, est arrivé à Harvard en même temps que Tortorella, en 2018. « Il a eu une grosse influence sur moi, surtout avec le travail qu’on a fait en vidéo. Il est très perfectionniste. Il sait ce que ça prend pour gagner et moule ses joueurs de cette façon », décrit-il.

Jamais repêché, Rifai espère faire le saut chez les professionnels la saison prochaine. S’il y parvient, on devine qu’il en devra une à son entraîneur.

« Il était insupportable ! »

PHOTO RONALD MARTINEZ, ARCHIVES GETTY/AFP

John Tortorella

Transparence totale : John Tortorella a d’abord poliment refusé notre demande d’entrevue, jusqu’à ce qu’on lui explique qu’on voulait lui parler de son frère. « Pour Jimmy, j’ai toujours du temps ! » Au fil de la conversation, il a fini par être question de Martin St-Louis, son ancien protégé. « Je l’ai coaché 6 ans, il était insupportable (« a pain in the ass »), et je le dis avec amour ! C’est qu’il pense toujours différemment. Même si on fait quelque chose de bien, il se demande toujours s’il y a moyen de faire mieux. » Tortorella a aussi évoqué le nouveau pilote du Canadien dans une autre réponse au sujet de son frère. « Jimmy, comme Martin, a toute une tête de hockey. Les deux en savent beaucoup plus que la moyenne, mais ils ont ce don de savoir quelle quantité d’informations donner à leurs joueurs, sans les inonder. »