Un moment attendu depuis longtemps
« Si tu voyais le nombre de messages que j’ai reçus… Et je ne faisais même pas partie du trio ! »
Le Montréalais Bokondji Imama n’est pas le plus bavard des interlocuteurs. Mais ce qu’il a vu depuis le banc des joueurs il y a deux semaines, « plusieurs joueurs, futurs joueurs ou parents de futurs joueurs noirs l’ont vu eux aussi ».
« Ça ne peut qu’aider la cause », dit-il.
Le 21 mars dernier, le Reign d’Ontario, club-école des Kings de Los Angeles dans la Ligue américaine, a réuni Devante Smith-Pelly à Akil Thomas et à Quinton Byfield en vue du duel contre les Condors de Bakersfield.
Sur papier, la recette est un classique des ligues mineures : un vétéran et deux espoirs de premier plan. Là où c’est quasi inédit, c’est qu’il s’agit de trois attaquants dont la peau est noire.
Évidemment, ce n’est pas leur couleur qui a réuni les trois joueurs, mais bien leurs attributs respectifs de hockeyeurs. C’est donc « seulement pendant le match qu’on l’a réalisé », raconte Imama, ancien de la LHJMQ repêché par les Kings en 2015, qui a lui-même la peau noire.
Rapidement, après la rencontre, Kwame Mason, de la balado Soul on the Ice, a fait remarquer qu’il s’agissait du premier trio du genre à avoir évolué au hockey professionnel depuis les « Black Aces ». Pilotée par Herb Carnegie, cette unité a fait la pluie et le beau temps sur le circuit sénior du Québec au milieu des années 1940.
La « cause » dont parle Imama, c’est bien sûr celle des joueurs noirs au hockey. Une présence qui, bien qu’évoluant lentement au fil des années, demeure infime par rapport au bassin de joueurs blancs.
Tout sauf banal
Comme bien des hockeyeurs, Yvan Mongo a donné ses premiers coups de patin à l’âge de 5 ans. Le natif de Gatineau, aujourd’hui âgé de 24 ans, est depuis peu le capitaine des Gee-Gees de l’Université d’Ottawa.
En presque deux décennies passées à grimper les échelons du hockey québécois, il a eu deux coéquipiers qui, comme lui, étaient noirs. Deux. L’un dans les rangs midget AAA, l’autre dans la LHJMQ. Il a passé une seule saison avec chacun d’eux.
Il parle donc en connaissance de cause lorsqu’il affirme que ce qui s’est produit chez le Reign « n’est pas banal, loin de là ».
Quand il a vu la nouvelle, spontanément, il a souri.
L’année dernière, il a lancé l’initiative « Les amis(es) courageux(ses) de Mongo », grâce à laquelle il compte prodiguer ses conseils aux jeunes joueurs issus des minorités visibles dans la région d’Ottawa-Gatineau – COVID-19 oblige, le projet prendra véritablement son envol la saison prochaine.
C’est à ces jeunes qu’il a pensé en voyant le trio du Reign. « C’est un message d’espoir », croit-il. « Ça leur permet de croire en leurs rêves. »
L’enthousiasme qu’a suscité le trio du Reign « n’a rien de surévalué », renchérit Rane Carnegie, petit-fils d’Herb.
« Avec tout ce qui se passe en ce moment, toute prise de conscience est la bienvenue », ajoute-t-il.
Selon lui, un moment comme celui-là est « inestimable ».
C’est dur de rêver à quelque chose quand tu ne le vois jamais. Quand tu vois des athlètes travailler fort, mais ne pas se rendre jusqu’au bout.
— Rane Carnegie, petit-fils d’Herb Carnegie
Représentation
C’est en effet dans la représentation que réside la clé du succès, estime Blake Bolden, recruteuse et spécialiste de l’inclusion chez les Kings de Los Angeles. Grâce à des modèles forts, la plus jeune génération s’associe à ce qu’elle voit et s’en inspire.
La question de la représentation est au cœur de la conversation sur la diversité qui anime la sphère médiatique québécoise depuis quelques années. Par exemple : si peu de personnes racisées obtiennent des rôles à la télévision, peu de jeunes racisés tenteront de devenir comédiens. La logique est identique dans le sport en général, et au hockey en particulier.
Le symbole du trio du Reign est d’autant plus puissant qu’il s’agit de trois joueurs très performants, qui ont par ailleurs connu un match exceptionnel. Grâce à un tour du chapeau d’Akil Thomas, le trio a orchestré une remontée de trois buts au dernier tiers, en route vers une victoire de 5-4 en tirs de barrage.
C’était incroyable et magnifique à la fois. Ce genre de choses n’arrive pas par accident. On ne peut que se dire : il faut que ça continue.
Blake Bolden, émue
En ajoutant la présence de Boko Imama à celle de Smith-Pelly, Thomas et Byfield, on constate que le tiers des attaquants du Reign a la peau noire.
Il est difficile d’attribuer au hasard le fait que la situation survienne au sein de l’organisation des Kings de Los Angeles. Par le truchement, notamment, de Blake Bolden, il s’agit de l’équipe de la LNH la plus investie dans la recherche de la diversité, tant dans les postes administratifs que sur la glace et dans les gradins.
La Presse avait d’ailleurs décrit cette démarche dans un reportage publié à la fin de 2020.
Sans verser dans le cynisme, une question s’impose néanmoins : comment se fait-il que plus de 70 ans se sont écoulés avant qu’un trio de joueurs noirs ne dispute une rencontre au niveau professionnel ?
Au milieu des années 1990, après moins d’une décennie d’ouverture des frontières, les Red Wings de Detroit réunissaient une unité complète de cinq joueurs russes. L’état des lieux avec les joueurs non blancs, toujours marginaux en 2021, trahit-il un échec de la LNH à concrétiser son slogan voulant que le hockey soit « pour tout le monde » ?
Rane Carnegie refuse d’être aussi tranchant. Cet ex-capitaine des Mooseheads d’Halifax tente aujourd’hui de perpétuer l’héritage de son grand-père Herb qui, après sa retraite du hockey au début des années 1950, a consacré sa vie à promouvoir l’inclusion et la diversité dans toutes les sphères de la société. Une fondation et une école portent aujourd’hui son nom.
« Je viens d’une famille où on voit le verre à moitié plein », résume Rane Carnegie en entrevue.
« C’est en créant ce genre d’opportunité que d’autres vont arriver, croit-il. On peut toujours faire mieux. Les choses vont dans la bonne direction. »
Aujourd’hui, quand je parle à mes enfants, je ne sens plus que je les prépare à un échec. Je peux dire à mon fils : “Ces gars-là, ça peut être toi.” Je peux lui dire que ce n’est pas la couleur de leur peau qui comptera, mais sa capacité à faire son travail, basée sur le mérite.
Rane Carnegie
La route est encore longue avant que le visage du hockey professionnel ressemble à celui des autres sports professionnels. Encore plus avant qu’il ne reflète celui de l’Amérique dans lequel il évolue.
Mais depuis qu’Akil Thomas, Quinton Byfield et Devante Smith-Pelly ont donné une leçon aux Condors de Bakersfield, elle semble soudain un peu moins tortueuse.
Les Black Aces, étoiles du hockey québécois
Si, en 2021, la réunion de trois joueurs noirs au sein du même trio a provoqué une forte réaction, imaginez en 1944. À Shawinigan.
C’est en effet au Québec que la « ligne des Noirs », comme on la surnommait dans les journaux de l’époque, a connu le plus de succès. Ce qui n’empêche pas que l’histoire se souvienne surtout de cette unité sous son nom anglais des « Black Aces », plus flatteur.
« Trio de joueurs de couleur avec Shawinigan vs Lachine ce soir : un fait unique pour la ligue Lebel », titrait le 30 novembre 1944 Le Nouvelliste, quotidien de Trois-Rivières.
Depuis le début de la saison, les Cataractes de Shawinigan-Falls, dans la Ligue sénior provinciale, comptaient sur les services du Néo-Brunswickois Manning (ou Manny) McIntyre. Bien que « sensationnel », selon le quotidien, il change constamment de compagnons de trio, « de sorte que jamais il n’a pu donner sa pleine mesure ». Le club négocie donc avec les frères Herb et Ossie Carnegie, deux Ontariens. Une entente est conclue, ce qui fait de Shawinigan « la seule ville de la province et peut-être du Canada à aligner une ligne complète de joueurs de couleur », estime alors La Presse.
L’unité qu’ils forment connaît un succès immédiat.
À leur premier match, ils marquent quatre des cinq buts de leur équipe dans une victoire de 5-3, déployant « une magnifique exhibition de vitesse, d’ensemble et de back-checking », rapporte Le Nouvelliste. Le ton est donné.
Il faut dire que les trois se connaissent déjà très bien, puisqu’ils jouent ensemble depuis 1940 dans une ligue du nord de l’Ontario.
Le Nouvelliste, en février 1945, décrit les trois joueurs comme « une véritable énigme pour l’adversaire avec leur style incomparable ».
« Herbie Carnegie incarne la finesse du tricoteur, Ossie fait les jeux de puissance et lance les boulets, McIntyre, dangereux à l’attaque, use de sa vitesse pour pourchasser les joueurs adverses et leur subtiliser le disque en toute occasion », décrit-on.
Direction Sherbrooke
Le trio prend ensuite la direction de Sherbrooke, où il rejoint les Randers, qui deviendront plus tard le Saint-François. C’est là qu’il connaîtra ses moments les plus fastes sur la glace.
Herb, joueur de centre, est le plus prolifique. À chacune de ses quatre saisons dans les Cantons-de-l’Est, il termine parmi les premiers compteurs du circuit.
Ossie Carnegie et Manning McIntyre partent disputer une saison en Europe en 1947-1948, mais rentrent au Québec pour une ultime campagne aux côtés de leur joueur de centre de prédilection en 1948-1949. Cette année-là, le Saint-François atteint la finale du circuit, mais s’incline. Le club sera tout de même reçu à l’hôtel de ville pour qu’on y salue son exploit au cours d’une « réception civique ».
Les partisans et les journalistes prennent les trois joueurs en affection.
L’été, ils suivent les exploits au baseball d’Ossie Carnegie et de McIntyre – ce dernier devient même, en 1946, le premier joueur noir canadien à signer un contrat professionnel avec les Canadiens de Sherbrooke, une filiale des Cardinals de St. Louis.
À l’approche de la saison de hockey, on attend chaque année avec impatience le retour de Herb de Toronto.
En avril 1946, le quotidien La Tribune souligne que l’unité « fonctionne moins bien qu’elle ne le faisait à ses débuts », déplorant que ses membres « cherchent trop à jouer rudement », ce qui ne correspond pas à leur style de jeu habituel, axé sur la finesse.
« Il ne faut cependant pas trop les blâmer, car on leur a donné tellement de coups pour tenter de les arrêter qu’ils en sont venus à la décision de donner les coups les premiers pour éviter d’en recevoir », nuance-t-on.
L’aventure des Black Aces se termine au printemps 1949. Herb déménage à Québec afin de se joindre aux Aces : il disputera quatre saisons dans la Vieille Capitale, dont deux avec Jean Béliveau. McIntyre retourne quant à lui dans les Maritimes, tandis qu’Ossie reste à Sherbrooke pour y disputer une dernière saison.
Exclusion
En décembre 1946, le quotidien La Tribune publie une entrevue avec Herb Carnegie. Le journaliste Jean-Paul Lainé conclut son texte élogieux en écrivant que « Herbie est le type du joueur travailleur et honnête » et qu’il est « un crédit pour sa race ». Le « compliment » est assombri par sa formulation d’une autre époque, mais il demeure moins frappant que le mot commençant par N qu’utilisait le même journal lors des débuts des trois joueurs à Sherbrooke en 1945.
Car malgré la popularité des Black Aces, le contexte rappelle sans cesse la différence qu’ils représentent. Si une recherche dans les journaux francophones révèle une certaine sobriété (pour l’époque) dans la manière de qualifier le trio, cela n’empêche pas que le racisme et l’exclusion soient au cœur du parcours de Herb Carnegie.
Athlète le plus doué des trois, il est invité, en 1948, au camp d’entraînement des Rangers de New York, suivant la recommandation d’un dépisteur québécois. Les Blue Shirts lui offrent finalement un contrat de la Ligue américaine. Insulté par une proposition de contrat qui lui aurait rapporté moins d’argent que dans la Ligue sénior du Québec, il rentre à Sherbrooke sur-le-champ. Il connaîtra alors la meilleure saison de sa carrière, avec 127 points en 56 matchs.
Interviewé par La Presse en 2007, Carnegie, 87 ans, a dénoncé la « forme déguisée d’esclavage » à laquelle les Rangers voulaient l’astreindre. « Ils voulaient ni plus ni moins que profiter de moi », a-t-il dit.
S’il avait accepté l’offre qu’on lui faisait, il serait devenu le premier Noir de l’histoire à atteindre la LNH, presque une décennie avant que Willie O’Ree ne brise cette barrière avec les Bruins de Boston. Or, Carnegie a choisi la voie de l’intégrité.
« Tout un monsieur »
En entrevue avec RDS en février 2021, Élise Béliveau a expliqué à quel point elle avait été « choquée » que la LNH n’ait jamais ouvert ses portes à Carnegie, qui s’était lié d’amitié avec son mari Jean à Québec.
« Je ne pouvais pas croire que ça arrive à un bon joueur comme lui. Il aurait été le premier et ç’aurait été parfait parce que c’était tout un monsieur », a-t-elle dit.
Plusieurs fois au cours de sa vie, Jean Béliveau a vanté les mérites de Herb Carnegie, un joueur dont il disait avoir appris. Les deux sont demeurés en contact tout le reste de leur vie.
Rane Carnegie, petit-fils de Herb, milite aujourd’hui pour que son grand-père accède au Temple de la renommée du hockey à titre posthume. Il s’appuie notamment sur cette bénédiction de Béliveau pour étayer son dossier.
« Quand l’un des meilleurs joueurs de l’histoire dit de lui qu’il est l’un des meilleurs, c’est tout ce que j’ai besoin de savoir », résume-t-il, souhaitant que la LNH reconnaisse son « erreur » de ne pas encore avoir honoré ce précurseur.
Herb Carnegie a consacré le reste de sa vie à combattre le racisme et à promouvoir l’inclusion dans le sport. Il a reçu l’Ordre du Canada en 2003, en reconnaissance de son implication dans la communauté.
Rane parle de son grand-père comme d’une « inspiration ». Ses mots ont particulièrement résonné lorsque lui-même subissait du racisme dans les rangs juniors et professionnels.
« Il ne voulait pas décourager ses petits-fils de pratiquer un sport qu’il a tant aimé et auquel il a consacré sa vie. »
Mort en 2012, Herb Carnegie n’aura pas vécu suffisamment longtemps pour voir le hockey professionnel réunir un autre trio de joueurs noirs. Car ce qui était un « fait unique » en 1944 l’est malheureusement demeuré jusqu’en 2021.
L’héritage des Black Aces n’a pas été oublié pour autant.