C’est la beauté et le drame du hockey, surtout en séries. Le moindre soubresaut fait tout oublier. C’est comme si la dernière victoire avait effacé l’ardoise, fait oublier les doutes et les appréhensions. L’espoir renaît. À un point tel que certains vont prendre une hypothèque pour payer un billet. La suite de la correspondance d’Yves et Léa, sur fond bleu-blanc-rouge.

Échangerais chien de pandémie contre billets de hockey

Léa,

Je n’irai pas par quatre chemins. De toute manière, les trois autres sont en reconstruction.

J’ai un peu honte ce matin, devant cette victoire du Club. On dirait qu’un gars dont j’ai annoncé la mort vient sonner à ma porte. Le choc !

Tu dis quoi ? « Désolé » ? Aussi bien s’être trompé et célébrer la survie du Club et le caractère sacré de la vie humaine, tu me diras. N’empêche. Au moment où le Québec entier sort de la maison, moi j’ai le goût de me cacher dans un placard. Je ne voulais pas vraiment, ou pas totalement que le Canadien gagne, rendu à 3-3. Et ce n’est pas un beau sentiment à entretenir dans son petit cœur en fin de match quand tout le Québec veut, veut, veut, Léa.

Peut-être qu’après ce premier matin sans couvre-feu un propriétaire de chien flambant neuf regarde son animal avec cette même ambiguïté des sentiments. Peut-être qu’un peu partout des gens regardent leur chien en se disant : mais qu’est-ce que je suis allé faire là ?

Surveille bien Kijiji. Je ne serais pas surpris de voir des trucs comme « échangerais mignon mélange de quasi-caniches couleur crème glacée napolitaine hypoallergène contre une paire de billets dans la section 300 pour le sixième match ».

En tout cas.

Au moins, c’est pas moi qui ai tué le bébé ours dans l’Ouest-de-l’Île.

C’est parfois important de trouver pire que soi pour se remonter le moral, Léa. Le Canadien vit d’ailleurs suivant les principes de cette philosophie depuis longtemps : « y en a des ben pires que nous ! » Ce devrait être la devise du Club.

Ma mère n’est pas du tout d’accord avec ça, et si tu tentais de justifier un B- dans ton bulletin en disant que ta note était « au-dessus de la moyenne », elle te répondait qu’il faut se comparer aux meilleurs, pas à la moyenne. Ma mère aurait dû être président du Canadien, si tu veux mon avis. Le DG serait venu la voir chaque fin de session avec son piètre bulletin. Il n’aurait pas pu l’enfirouâper avec ses « réinitialisations » et autres billevesées.

Toujours est-il que pour ce premier match de hockey « avec public » au Canada depuis 14 mois, les billets sont déjà en revente sur des sites spécialisés à des prix variant de 1500 $ à 12 000 $. Y a-t-il vraiment des gens prêts à payer ça ?

Beaucoup disent que les billets devraient être donnés aux travailleurs de la santé ou de première ligne. C’est une belle intention. Mais tout d’un coup le Club se fait donner une volée ? Ils méritent mieux. On devrait plutôt leur envoyer un bonus.

Ce soir, malgré tout ce que je sais, malgré tout ce que je ne sais pas (car on nous cache des choses !), malgré tout ce que j’ai dit, et même si je sens que je vais me faire mal, je vais regarder ce match avec le cœur pur d’un idiot qui n’arrête pas de recommencer à y croire.

Je suis un mauvais mécréant.

Qui vivra verra

Mais c’était quoi, ça ? Comment ça se fait qu’on est encore là ? Pourquoi le Canadien nous fait ça chaque fois ? J’avais apporté mon chapelet, Yves. Je l’avais sorti. J’avais mon mouchoir de poche, j’avais mis mon tulle noir sur la tête, j’étais prête à me recouvrir les yeux d’un deuil assuré. Ci-gît la Série du Canadien qui, après une saison ayant débuté en trombe, nous aura offert finalement un pétard effouéré.

Mais c’est quoi, cette feuille d’automne qui refuse de tomber ? On était en phase terminale, là ! Je peux pas revivre tout le cycle des émotions ! Je peux pas continuer à déterrer mon espoir ! Ça me fait mal, Yves. Ça me fait mal. J’ai le goût de dire au Canadien ce que je dis à mon chat quand il est devant la porte : « Entre ou sors, mais décide ! »

Là, on a eu toute la gamme des émotions en un seul match. C’était le manège le plus bipolaire du parc d’attractions. On a commencé la game en boudant. Regarde ça, les pourris ! Bouuuh ! Vous allez perdre ! Vous êtes pas bons ! Vos décisions sont poches, vous faites jamais jouer les bons joueurs ! Faites-vous scorer qu’on en finisse ! Bras croisés qu’on était. On y croyait autant que mon préado quand je l’assois dans l’auto et que je lui dis, oui, tu vas voir, ça va être le fun.

Puis, un but. Armia. Louuurd, un but. On roulait des yeux. À deux buts j’étais encore plus fâchée. Pour qui vous vous prenez pour me redonner de l’espoir !? Comme un ex qui reviendrait chercher ses affaires chez toi et aurait pris le soin de s’habiller et se parfumer exprès. Sors ! J’étais fâchée. Trois buts. Ça suffit. Quelle bande d’agaces ! C’est pas fin, faire ça. Je souffre !

Puis, rendus tout en haut de notre désir, juste quand on allait céder, juste quand on allait se dire : « OK, c’est beau, je te redonne une chance », qu’est-ce qui s’est passé ? Ben oui. Il s’est passé ce que nos amis nous avaient dit qu’il arriverait ! Retourne pas avec, tu sais ce qui se passe chaque fois. Tu finis toujours par avoir mal. Etc, etc. Les Toronto se sont mis à remonter.

J’étais découragée. Découragée, mais en même temps je riais de moi. Je riais de ma naïveté, d’à quel point je suis une petite chose malléable. Toute faite d’émotions. Je préfère vivre comme ça. Je préfère ressentir les choses. Oh, t’en fais pas, j’ai bien essayé de me trouver des stratagèmes. J’ai bien tenté de me scotcher des oreillers dessus, de me promener dans la vie avec toute sorte de mécanismes de défense. Un bras de distance, comme ils disent. Mais je n’y peux rien, je suis sensible. Eh puis, bien, la vie, c’est bien sûr plein de tristesse, d’incompréhension, d’injustice, de deuils…

Y a des sensations qu’on voudrait éviter ! Des conversations désagréables, des moments qui coincent, des mauvaises décisions, de la peine que l’on fait aux gens qu’on aime. Ça, c’est sans compter les accidents, les gens gentils qui tombent malades… Si tu cherches du souffrant, du triste, du dégueulasse, tu en trouveras toujours à la tonne.

J’ai bien sûr tenté par tous les systèmes de poulies, d’élastiques, de substances de ne plus ressentir tout ça… L’ennui, c’est que si tu trouves comment te désensibiliser, si enfin tu réussis à faire de ton corps une maison de briques qui ne bouge pas quand le loup souffle dessus… alors tu te prives aussi… du reste. Tu te prives de vivre ce moment en prolongation, où deux petits gars de 20 ans se souviennent combien c’est le fun de jouer au hockey. Tu te prives des belles histoires, des moments où plus personne ne croit à rien et tout à coup, l’inespéré arrive.

C’est pour ça que je regarde le hockey et c’est pour ça que je choisis le plus possible de rester vivante. Être ou ne pas être, comme dirait l’autre. Et j’ajouterais, comme m’a écrit mon mari dans le livre qu’il m’a offert le soir de notre première rencontre : Qui vivra verra.