Paieriez-vous 25 000 $ pour une vidéo d’un arrêt spectaculaire de Carey Price ? Pour un extrait de huit secondes, offert gratuitement sur YouTube ou le site de la Ligue nationale ?

Sûrement pas.

Pourtant, c’est le prix exigé pour des clips de la NBA sur un nouveau site de la ligue. Et contre toute intuition, c’est un slam dunk. Un hyper-méga-giga succès. Des chiffres ? En février, les ventes ont atteint 230 millions US. D’ici la fin de la saison, elles devraient dépasser le milliard de dollars US.

Un.

Milliard.

De.

Dollars.

C’est plus que le produit intérieur brut d’une douzaine de pays. L’équivalent de 10 millions de billets, vendus 100 $ chacun. De la folie. C’est comme si la NBA avait découvert un enclos où toutes les poules pondaient des œufs Fabergé.

Comment ça fonctionne ?

Ça s’appelle NBA Top Shot. C’est un site web créé par la ligue, l’Association des joueurs et une entreprise canadienne, Dapper Labs. Sur ce site, vous pouvez acheter des paquets de cartes de basketball. Comme, autrefois, vous pouviez vous procurer des paquets de cartes de hockey O-Pee-Chee au dépanneur Perrette. Jusque-là, rien de compliqué.

PHOTO FOURNIE PAR DAPPER LABS

La plateforme NBA Top Shot

Sauf que dans Top Shot, les cartes ne sont pas en carton. Elles sont virtuelles. Et les images bougent. Chaque carte — appelée un « moment » — contient un court extrait vidéo d’un jeu survenu lors d’une partie de la NBA. Plus les cartes sont rares et belles, plus les paquets sont chers. Entre 10 $ et 200 $ chacun.

Mais ça, c’est si vous êtes capables d’en acheter. Car les paquets sont limités. Ça crée de la surenchère sur les sites de revente, où les paquets s’envolent rapidement à 2000 $ l’unité. Pour les « moments » des joueurs vedettes, c’est encore plus démesuré. Le mois dernier, un collectionneur a payé 208 000 $US (!!!) sur le marché secondaire pour une vidéo d’un dunk de LeBron James.

Comment expliquer cet engouement ?

Car entendons-nous, dans le grand ordre des choses, un extrait vidéo d’un dunk, c’est inutile. Vous ne pouvez pas le manger. Ni le vêtir. Ni le fondre pour fabriquer un outil. Il ne vous protégera ni de la pluie ni du froid. Il ne vous transportera pas non plus d’un point A à un point B.

Maintenant, c’est la même chose pour le papier-monnaie. Les pierres précieuses. Les œufs Fabergé. Ou les cauris, ces petits coquillages en forme de nouille qui servaient autrefois de monnaie. Dans son remarquable essai Sapiens, l’historien Yuval Noah Harari consacre un chapitre entier au commerce. Il explique comment des objets non essentiels gagnent leur légitimité. Il donne l’exemple de l’or, qui pouvait être prisé dans une région du monde, mais pas dans une autre.

« Le simple fait que les Méditerranéens croient en l’or conduirait les Indiens à commencer d’y croire à leur tour. [Ça] suffirait à amener les Indiens à l’apprécier. De même, le fait qu’une autre personne croit aux cauris, aux dollars ou aux données électroniques suffit à renforcer notre foi en eux. […]. Des chrétiens et des musulmans qui ne sauraient s’entendre sur des croyances religieuses pourraient néanmoins s’accorder sur une croyance monétaire parce que, si la religion nous demande de croire à quelque chose, la monnaie nous demande de croire que d’autres croient à quelque chose. »

Donc, si assez de gens croient que d’autres croient en un produit, une valeur est créée. Des fois, le lien de confiance résiste aux siècles. D’autres fois, non. Et la bulle spéculative explose.

PHOTO DAN HAMILTON, ARCHIVES USA TODAY SPORTS

Carey Price stoppe le tir d’un joueur des Flyers de Philadelphie lors des plus récentes séries éliminatoires de la LNH.

Des exemples ?

En 1636, des nobles européens sont tombés amoureux fous des tulipes. Le prix des bulbes a flambé. Au sommet de la tulipomanie, le salaire annuel d’un artisan peinait à couvrir le prix d’un seul bulbe. Dingue ? Absolument. Tellement qu’après seulement quelques mois, les gens ont cessé d’y croire. Le marché s’est effondré.

Plus récemment, au début des années 1990, des centaines de milliers de personnes ont investi leurs épargnes dans les cartes sportives. Ces spéculateurs pensaient pouvoir assurer leurs vieux jours en accumulant les cartes recrues de Sergei Fedorov et de Gilbert Dionne. Idéalement, celles en français, plus rares.

Le problème ? Cette rareté était bien relative. À peu près tous les collectionneurs en possédaient une. Ou deux. Ou dix. L’offre a noyé la demande. Quand les investisseurs l’ont compris, ils ont arrêté d’y croire. C’est pour ça que vous êtes toujours pognés, 30 ans plus tard, avec vos zillions de cartes Pro Set.

Les créateurs de NBA Top Shot ont appris des erreurs des autres. Ils ont évité la surproduction.

Chaque « moment » est numéroté. Grâce à la technologie Blockchain, on peut suivre l’historique de chaque carte. Donc pas de contrefaçon possible. Aussi, le prix d’entrée — celui des paquets — n’est pas démesuré. C’est le marché de la revente qui s’emballe (et qui redescendra).

Et la LNH, dans tout ça ? Regarde-t-elle passer le train ?

Sachez que des cartes de hockey virtuelles, ça existe. Vous les retrouverez sur l’application Topps Skate. Sauf que le modèle d’affaires est différent. Les paquets sont gratuits, ou coûtent un prix dérisoire. Souvent moins de 5 $. Même les cartes les plus rares sont vendues moins de 10 $ sur le marché secondaire.

Il faut dire qu’en 2019, Topps a perdu les droits pour créer des cartes virtuelles de la Première Ligue anglaise de soccer. Du jour au lendemain, des dizaines de milliers de personnes sont restées prises avec des cartes impossibles à échanger ou à revendre. Les collectionneurs ont retenu leur leçon. Ils investissent avec prudence. Les risques d’une telle débâcle sont moins élevés avec Top Shot, car la NBA est copropriétaire de la plateforme. La pérennité est plus facile à assurer.

La LNH imitera-t-elle la NBA ?

Oui. J’en suis convaincu. Il y a trop d’argent laissé sur la table pour que la ligue ne réagisse pas. Et elle est mieux d’agir plus tôt que tard. Avant que l’intérêt ne fane — comme les tulipes.