À la surprise générale, Mario Lemieux est revenu au jeu le 27 décembre 2000, trois ans et demi après sa retraite. Notre journaliste Simon Drouin avait couvert l’événement à Pittsburgh pour La Presse. Il le revisite 20 ans plus tard.

Démonstration paternelle ? Opération mercantile ? Influx de leadership à un club en dormance ? Simple désir de renouer avec la compétition ?

Seul Mario Lemieux sait quelles motivations profondes animaient ce retour au jeu-surprise après une retraite de trois ans et demi. Quelles qu’elles fussent, aucune personne présente le soir du 27 décembre 2000 au Mellon Arena de Pittsburgh ne s’est posé la question.

Certainement pas Austin Lemieux, 4 ans, bouche béante et yeux rivés au dôme du vétuste Igloo, d’où le 66 de son célèbre père était descendu pour être rangé dans un coffre.

Décrocher un numéro retiré, c’était déjà « quelque chose », aurait pu dire celui qui était président et propriétaire des Penguins, et fait presque inédit pour un joueur actif, membre du Temple de la renommée du hockey.

PHOTO KEITH SRAKOCIC, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Mario Lemieux, lors de sa première séance d’entraînement avec les Penguins avant son retour au jeu

Dans le vestiaire, Mario Lemieux attendait de sauter sur la glace pour ce qui allait s’avérer une soirée mémorable : un but et deux aides, et victoire de 5-0 face aux Maple Leafs de Toronto de Mats Sundin.

Dave Molinari avait couvert la première rencontre de Lemieux dans la LNH au vieux Garden de Boston en 1984. La recrue avait marqué à sa toute première présence en débordant nul autre que Raymond Bourque. L’ex-journaliste du Pittsburgh Post-Gazette range le match du retour parmi ses 10 meilleurs souvenirs du natif de Ville-Émard.

« Probablement même dans le top 5 », s’est ravisé Molinari dans un échange de courriels 20 ans plus tard. « Mais il a réussi tellement de choses extraordinaires que c’est difficile de leur donner un classement. »

« Il était tellement dominant »

À l’automne 2000, Molinari a cru à une méprise sur la personne lorsqu’il a entendu que Lemieux s’entraînait sur la glace avec son ancien coéquipier Jay Caufield. Depuis des années, l’ex-homme fort des Penguins, passionné par la préparation physique, organisait des séances sur patinoire pour les joueurs de la région avant le début des camps d’entraînement.

À la fin d’octobre ou au début de novembre, son ami Lemieux l’a appelé pour savoir s’il avait un peu de temps dans le prochain mois pour sauter sur la glace. « Je ne lui ai posé aucune question », s’est souvenu Caufield au téléphone depuis Pittsburgh.

Je savais que s’il me demandait ça, c’est qu’il pensait faire quelque chose qui serait considéré comme très spécial.

Jay Caufield

Le hockeyeur de 35 ans a commencé doucement, à raison de trois entraînements par semaine, axés principalement sur la fluidité de patinage et le travail sur les carres. Les arrêts et départs et les bagarres à un contre un ont été introduits un peu plus tard.

Lemieux a insisté pour s’exercer à partir de sa position habituelle en avantage numérique, à mi-bande à gauche. Maniement de rondelle, tirs sur réception. Un gardien a été invité, puis un joueur.

La majorité des entraînements s’est déroulée en banlieue sur une patinoire extérieure couverte par un toit, ce qui a rendu l’expérience encore plus mémorable au souvenir de Caufield.

En quelques semaines, Lemieux a perdu une douzaine de livres. Un jour, Caufield a senti que son ex-coéquipier avait retrouvé sa puissance par le crissement de ses patins dans la glace.

« C’était une journée de milieu de semaine. C’était un peu un point de bascule. Il fallait traverser cet obstacle pour continuer. On a pris une pause, on a eu une petite conversation et on est retournés au travail. Et il est passé à travers. »

Caufield n’a jamais demandé à Lemieux de préciser ses intentions : « Il était tellement dominant. Il avait cette vision, cette façon d’être toujours trois pas en avant des autres, les mains, les habiletés… Et cette mentalité qu’il serait toujours meilleur que n’importe qui. J’ai la ferme conviction qu’il ne serait pas revenu s’il n’avait pu être comme avant. »

« Sauver ses lourds investissements… »

Le USA Today a dévoilé la bombe le 7 décembre 2000. Dans le vestiaire des Penguins, seul Jaromir Jagr avait été mis au parfum.

PHOTO DAVID MAXWELL, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Jaromir Jagr et Mario Lemieux avant le premier match du grand 66, en 2000

« On était tous surpris et excités de voir ce qui allait arriver », a relaté Jean-Sébastien Aubin, le gardien titulaire qui se remettait alors d’une opération à un genou. « Quand tu y penses, c’était comme tout un échange. Les équipes essaient de faire des transactions pour s’améliorer. Des joueurs comme ça, il n’en existe pas beaucoup. Nous, on l’a eu gratuit ! »

Aubin compare ce retour à celui de Guy Lafleur, seul autre membre du Temple à avoir joué dans la LNH. « Mario s’était aussi retiré tellement jeune, à cause de problèmes de dos et de sa maladie qui n’avait sûrement pas aidé. C’était spécial de voir une légende revenir. »

Dans le monde du hockey, des commentateurs mettaient en doute les véritables intentions de celui qui était en quelque sorte devenu propriétaire de la franchise parce qu’elle lui devait 20 millions en salaire différé.

Les performances du club stagnaient, les gradins étaient clairsemés, le nombre d’abonnés chutait. Trois jours après l’annonce de son retour, 36 000 billets ont été vendus.

Il n’y a probablement aucun athlète dans l’histoire de Pittsburgh – ni Roberto Clemente, ni aucun joueur des Steelers, ni Sidney Crosby – qui a attiré les acheteurs de billets de la façon dont Lemieux le pouvait.

Dave Molinari

Provocateur, le chroniqueur de La Presse Michel Blanchard avait asséné à l’époque : « Mario Lemieux sort donc de la retraite pour sauver ses lourds investissements. »

D’autres analystes s’interrogeaient sur les implications de son statut à la fois de membre du bureau des gouverneurs de la LNH et de l’Association des joueurs.

« Il n’aimait pas ce qu’il voyait sur la glace et il savait qu’il pouvait faire la différence », pense pour sa part Jay Caufield.

Devant une centaine de journalistes à Pittsburgh, le 11 décembre, Lemieux avait balayé les critiques du revers de la main : « Les gens qui disent que je reviens pour l’argent me connaissent bien mal. »

Le père de quatre enfants et survivant d’un cancer avait parlé avec émotion de son fils Austin, qui n’avait aucun souvenir de l’avoir vu jouer.

« J’aime Mario ! »

Allait-il être bon ? Blanchard avait son idée : « Il sera intéressant d’observer de quelle façon le joueur de hockey le plus talentueux à avoir évolué dans la Ligue nationale, toutes générations confondues, va réussir à faire oublier trois années et demie de bombance. Lemieux a cependant un avantage sur les autres joueurs. Chez lui, tout se passe dans la tête. Et quand les choses se passent dans la tête, jamais rien ne se perd. »

Lemieux n’avait pas mis de temps pour confirmer cette intuition devant une salle comble chauffée à bloc au Mellon Arena, le 27 décembre.

Après 33 secondes, il a accepté un relais de Jagr derrière le but, s’est retourné pour la remettre à Jan Hrdina avant que Jagr ne rabatte la rondelle libre sous le gardien Curtis Joseph. Après visionnement de la reprise – le filet avait été déplacé –, l’arbitre Bill McCreary a confirmé le but et la 882e passe de la carrière de Lemieux.

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Mario Lemieux, lors de son retour au jeu le 27 décembre 2000

L’équipe locale menait 2-0 en milieu de deuxième période lorsque Jagr est entré en trombe en zone adverse. En pivotant, il a entendu le « hey, hey » du 66 qui réclamait la rondelle, palette déjà relevée.

« Lemieux l’a balayée dans le filet, comme il l’avait fait d’innombrables fois durant la première étape de sa carrière », décrit le journaliste Molinari, aujourd’hui employé du site DK Pittsburgh Sports.

L’attaquant des Leafs Yanic Perreault avait à peine eu le temps de se retourner quand Lemieux a dégainé. « Tu penses que tu l’as [près de toi] et deux secondes plus tard, il est parti », s’est remémoré l’ancien centre.

Il avait tellement une grande portée. Deux petites enjambées et il t’avait perdu. C’était dur de couvrir un joueur comme ça.

Yanic Perreault

La force physique de Lemieux, 6 pieds 4 pouces et 238 lb, était aussi remarquable. « Il y avait plus d’accrochage et d’obstruction à cette époque », note Perreault depuis Chicago, où il travaille pour les Blackhawks. « C’était vraiment un joueur spécial. »

Cinq minutes après avoir inscrit le 614but de sa carrière (à son 746e match !), Lemieux a ajouté une aide sur le filet de Hrdina, qu’il avait repéré le dos tourné. Tout ça sous les yeux émerveillés de sa mère Pierrette qui, depuis la loge de son fils, venait tout juste de dire sur les ondes d’ESPN : « J’aime Mario ! »

Avec sa fiche de + 3 et ses plus de 20 minutes passées sur la patinoire, il avait bien sûr reçu la première étoile, ce qui avait permis à l’annonceur de hurler une dernière fois son fameux « Lemieuuuuuuux ! »

« Il pourrait encore accumuler les points… »

Ce n’était qu’un début. Lemieux a inscrit quatre points le match suivant et trois autres contre le Canadien le 5 janvier dans une défaite de 4-3 contre José Théodore.

Au total de la saison, il a réussi 35 buts et 76 points en 43 rencontres, ce qui lui a valu d’être finaliste au trophée Hart remis au joueur le plus utile. Il a ajouté 17 points en 18 matchs des séries, où les Penguins ont été arrêtés en finale d’association par les Devils de Martin Brodeur.

Lemieux n’a pas soulevé de troisième Coupe Stanley comme joueur, mais a gagné l’or olympique à Salt Lake City en 2002. Il s’est retiré pour de bon en 2006. « Malheureusement, il a perdu sa moyenne de deux points par match », souligne Aubin. Il a quand même maintenu la meilleure moyenne de points par match dans la ligue durant la période de son retour (1,35).

À titre de propriétaire, il a remporté trois Coupes en 2009, 2016, 2017. Surtout, il a sauvé la concession des Penguins pour la deuxième fois et mis la table à la construction d’un nouvel aréna en 2010.

Depuis des années, Lemieux refuse presque toutes les demandes d’entrevue. « Il assiste à la majorité des matchs locaux (et quelques-uns à l’étranger), témoigne Molinari. J’ai de brèves discussions avec lui à l’occasion, mais jamais rien de substantiel. »

À titre d’analyste pour AT&T Sportsnet Pittsburgh, Caufield suit toutes les parties en compagnie de Lemieux et de sa femme Nathalie. « Je sais que le jeu a changé, mais s’il avait un peu de temps pour se remettre en forme, je crois encore qu’il pourrait accumuler les points sur l’avantage numérique… »

* Titre original paru en page A1 de La Presse le 28 décembre 2000

> Regardez un résumé du match (en anglais)