Bob Hartley assiste à un match de séries éliminatoires des Braves d’Atlanta contre les Cubs de Chicago au Turner Field en ce soir d’octobre 2003.

Il a été nommé entraîneur-chef des Thrashers d’Atlanta huit mois plus tôt, en janvier, dans l’espoir de reconstruire cette jeune équipe autour d’Ilya Kovalchuk, Dany Heatley et Kari Lehtonen, tous âgés de 21 ans ou moins. Le camp d’entraînement, son premier avec les Thrashers, est entamé depuis quelques semaines.

Son téléphone sonne en sixième manche. Ou était-ce la septième ? Hartley ne s’en souvient plus très bien. Il apprendra la nouvelle la plus douloureuse de sa carrière d’entraîneur.

Six jours plus tôt, Heatley a percuté un poteau métallique avec sa Ferrari neuve. Sous la force de l’impact, le véhicule a été sectionné en deux. Il roulait à 130 km/h dans une zone de 50. Son coéquipier Dan Snyder et lui sont grièvement blessés. Heatley a un genou détruit et la mâchoire fracturée. Snyder lutte pour sa survie. Le coup de fil confirme à l’entraîneur originaire de Hawkesbury la nouvelle redoutée : Snyder, attaquant très populaire au sein de l’équipe, vient de rendre l’âme.

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La scène de l'accident qui a coûté la vie à Dan Snyder

Il n’y a plus rien à faire au stade. Hartley somme son entraîneur de la vidéo de ramener illico sa femme à la maison et se tourne vers le quatrième membre du groupe.

« Kovy, tu viens avec moi à l’hôpital… »

Le Kovy en question, c’est évidemment Ilya Kovalchuk, 20 ans, invité par son coach au match de baseball.

« Il n’y a pas grand monde qui sait que Kovy était au stade avec moi le soir où Dan Snyder est mort, confie Bob Hartley à La Presse. Le stade n’était pas très loin de l’hôpital. À notre arrivée, la mère de Dan Snyder m’a emmené voir le corps de Dan. On avait enlevé toutes les machines sur lui. Il y avait juste le corps dans la grande chambre. Elle a fouillé dans son sac à main et elle a sorti la montre de son fils. Elle a détaché un maillon du bracelet, elle l’a donné à Kovy, puis elle m’a donné le reste du bracelet. Elle a dit à Kovy : “Ce bracelet-là, c’est votre équipe. Tu es un maillon important. Toi, Bob, tu es responsable du club. Prends le reste du bracelet. Souvenez-vous toujours de Dan.” Depuis ce jour, il n’y a pas un match où je n’ai pas le bracelet de Dan dans ma poche… »

De telles épreuves peuvent sceller des amitiés à jamais. Celle entre Hartley et Kovalchuk était non seulement solide, elle a grandi au fil des décennies.

Hartley commentait en direct l’embauche de Kovalchuk par le Canadien sur les ondes du 91,9 Sports il y a quelques semaines lorsque la sonnerie du téléphone a interrompu son segment. C’était Kovy. Un grand moment de radio.

Le Franco-Ontarien a dirigé Kovalchuk pendant trois ans, de 2003 à 2006. Le Russe a connu pour lui des saisons de 38, 41 et 52 buts. « J’avais gagné la Coupe Stanley au Colorado et je voulais construire cette équipe avec les jeunes à Atlanta. »

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Bob Hartley, en 2003, à la tête des Thrashers d'Atlanta

Heatley a raté une cinquantaine de matchs cette année-là. Hartley devait apprendre à son seul pur-sang à l’attaque à jouer de façon plus responsable. « [Mon vétéran] Slava Kozlov m’a aidé à faire le pont avec Ilya. Il n’était pas intéressé par le jeu défensif, c’est un peu normal pour des jeunes, surtout des joueurs de grand talent. On a eu beaucoup de meetings, les trois ensemble. Slava est mon adjoint aujourd’hui à Omsk, dans la KHL, et on en rit beaucoup. On communique encore souvent tous les deux avec Kovy. »

Hartley avait une entente avec Kovalchuk. « Je lui disais : “Travaille fort à cinq contre cinq et je te donne les deux minutes complètes en supériorité numérique. Je ne crierai jamais après toi, mais si je te donne seulement une minute, il faut que la lumière rouge s’allume dans ta tête, c’est que ton coach n’est pas heureux de ton jeu à cinq contre cinq.” Je savais qu’il voulait une part du gâteau en supériorité numérique, j’étais prêt à le lui donner au complet, mais à condition qu’il évite les revirements et qu’il joue avec intensité. J’essayais aussi de ne pas l’exposer défensivement et de le mettre en valeur à l’attaque en lui donnant les mises en jeu en zone offensive. Il me l’a bien rendu. »

Mais les Thrashers n’ont pas fait les bons choix au repêchage les années suivantes et la relève en défense n’est jamais arrivée. Après six défaites consécutives au départ de la saison 2007-2008, Hartley perd son poste.

« On venait de perdre notre sixième match à Philadelphie. Je me rendais dans la salle de la vidéo avec ma cassette VHS dans les mains quand le directeur général Don Waddell m’a demandé d’entrer dans son bureau pour m’annoncer la nouvelle. Il m’a demandé de lui faire une faveur et de l’annoncer moi-même aux joueurs. »

Hartley venait de parler à ses joueurs, il était dans son bureau en train de cueillir ses effets personnels lorsque Kovalchuk a fait irruption. Il avait les yeux pleins d’eau.

« Il ne peut pas te congédier. Je vais aller voir Don ! »

« Non, Kovy. Assieds-toi. Tu es encore un kid. »

Les années ont passé. Hartley a coaché en Suisse, puis à Calgary. Kovalchuk est passé aux Devils du New Jersey, avant de rentrer en Russie et de se joindre au SKA Saint-Pétersbourg.

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Bob Hartley a dirigé les Flames de Calgary entre 2012 et 2016.

Hartley venait de battre l’Allemagne au Championnat du monde au Danemark avec sa surprenante équipe de la Lettonie lorsqu’il a reçu l’appel de Kovalchuk. « Il devait être rendu minuit, raconte Hartley. J’étais encore à l’aréna. Je ne lui avais pas parlé depuis un an. Il me félicitait, il me rappelait que j’avais refusé plusieurs offres en KHL, mais que je devais absolument entendre le président d’Omsk, un de ses amis. “Je t’ai recommandé, fais-moi confiance, tu vas être très bien traité !” »

Hartley entame sa deuxième saison à Omsk. À la surprise générale, il a mené l’Avangard à la finale de la Coupe Gagarine l’an dernier.

Quand les murmures d’une offre de contrat du Canadien ont émané, Kovalchuk a demandé conseil à Hartley. 

On s’est beaucoup textés. Je lui ai recommandé d’y aller. Je lui ai dit qu’il allait adorer Montréal.

Bob Hartley

Hartley ne s’était pas trompé. « Il est vraiment en train de découvrir un marché médiatique et il carbure à cette pression-là. L’électricité et l’amour que lui témoignent les partisans du Canadien le nourrissent de beaucoup d’énergie. J’ai regardé tous les matchs de Kovy avec le Canadien et je disais justement tantôt à Slava que je ne me rappelais pas l’avoir vu faire de revirements. C’est ce qu’on lui reprochait à Los Angeles. On lui reprochait aussi son manque d’intensité. Même si c’est un grand joueur de hockey, il a besoin d’amour et de confiance. Quand Pat Brisson m’a parlé de la possibilité de Kovy à Los Angeles, j’ai dit : “Il faut le mettre avec Kopitar, il faut le faire jouer en supériorité numérique, il faut lui donner un rôle de premier plan malgré son âge parce qu’il carbure à ça.” »

Reste-t-il à Kovalchuk, à 36 ans, quelques bonnes saisons dans le corps ? « C’est un athlète qui n’a jamais eu de grosses blessures, répond Hartley. C’est un fait important. Regarde la constance d’Ovechkin, ça se rattache beaucoup aux blessures. Il n’a presque jamais été blessé. Je ne me souviens pas si Kovalchuk a déjà subi une intervention chirurgicale. As-tu vu ses jambes ? C’est du Raymond Bourque. Une machine. Il a ralenti un peu, mais place une rondelle libre en zone neutre, le défenseur a besoin d’être sur les orteils parce qu’il va le voir passer. Il a un appétit offensif comme j’en ai rarement vu. »

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Ilya Kovalchuk saute dans les bras de son gardien, Carey Price, à la suite d’une victoire du Canadien

Et s’il était dans les souliers de Marc Bergevin ? « Je lui offre un contrat s’il veut revenir. J’ai rarement vu Carey Price jouer avec autant d’émotion que lors des derniers matchs. Après la partie contre Vegas, les deux se sont sauté dans les bras comme deux enfants qui venaient de retrouver leur [camion] Tonka en dessous d’un tas de feuilles à l’automne. Ça, c’est important à mes yeux. Prenez Justin Williams en Caroline. Est-ce que Kovalchuk peut devenir le Justin Williams du Canadien ? Je le crois. La sécurité pour Ilya Kovalchuk n’est pas importante. Il vient de s’acheter une cabane de pêche de 11 millions en Californie. Il n’a pas travaillé au salaire minimum non plus en Russie. Pour lui, la valeur du contrat n’est pas importante. »

Par contre, Kovalchuk a déjà manifesté son désir de remporter la Coupe Stanley avant sa retraite. Le CH n’est pas en position de gagner à court terme. « Est-ce que son plan va avoir changé avec le plaisir qu’il a de jouer pour le Canadien ? Et sinon, comment s’assurer de trouver la bonne équipe ? Jarome Iginla a essayé pendant trois ans de la trouver. Il n’est jamais passé proche. Il avait dit non aux Bruins pour aller à Pittsburgh, il est retourné à Boston l’année suivante. Ça n’a pas fonctionné. Puis il a terminé sa carrière avec le Colorado. Est-ce que Kovy va faire un pari avec les Bruins, les Blues ? Est-ce encore gravé dans sa tête ? Ou bien il va se dire qu’il a trouvé un endroit où on l’aime, où il peut jouer pendant un an, deux ans, trois ans, s’amuser dans le plus beau parc de hockey de la Ligue nationale ? Je ne peux pas répondre pour lui. Mais une chose est sûre, je revois le kid que j’ai dirigé à Atlanta… »

Hartley sur...

... la place de Kovalchuk dans l’histoire

« Kovy a marqué 440 buts en carrière. Il a gagné le trophée Maurice-Richard. Mais à Atlanta, on avait un journaliste pour nous couvrir et ses articles de deux pouces sur deux se retrouvaient dans la section des chiens perdus. Le football d’école secondaire avait plus d’attention médiatique que nous. Et on n’avait pas une grande équipe. Après nos jeunes de talent, il y avait un trou béant. On a atteint les éliminatoires une fois, et on les a ratées par un point une autre fois. C’est difficile pour un jeune de se faire un nom dans un marché où l’intérêt est mitigé et au sein d’un club qui ne participe pas souvent aux séries. Ensuite, avec le New Jersey, il a bien fait, mais ça n’était pas un grand marché non plus. »

... l'espoir du CH Alexander Romanov

« J’ai l’impression qu’il rejoindra le Canadien l’an prochain. Il a donné une bonne entrevue en Russie récemment. Il s’est défendu en véritable pro, mais il a glissé une seule fois, quand il a affirmé qu’il ne courait pas après l’argent à son âge. Ce n’est pas à Montréal qu’il va toucher le gros lot au début, alors que le CSKA Moscou lui offrira probablement un gros contrat. Ça me fait dire qu’il est prêt à venir. Il ne fera peut-être pas une différence l’an prochain à Montréal, mais il deviendra très bon. Avec son coup de patin, sa fougue, sa passion, il a le potentiel d’un top défenseur du top 4, je n’ai aucun doute. Ça ne sera pas Larry Robinson, mais il va devenir un très bon défenseur, et un très bon kid aussi. »