Giuseppe Marinoni, 82 ans, n’était pas chez lui jeudi matin. « Il n’a pas le droit de ne pas être là, mais il n’est pas là, a fait savoir sa femme Simone. Il est parti à l’usine. Voulez-vous l’appeler là-bas ? »

La fabrication des vélos est arrêtée chez Cycles Marinoni, à Terrebonne, mais l’atelier mécanique, considéré comme un service essentiel par le gouvernement, fonctionne toujours. Paolo, le fils de Giuseppe, est aux commandes avec un autre employé.

M. Marinoni s’y était rendu la veille pour y remonter un vieux vélo fraîchement repeinturé.

« Il a dit : “Il y a juste moi qui vais être capable de remonter ça, des vieilles pièces de même” », témoigne Simone, qui partage sa vie depuis 55 ans. « Il avait fini hier. Il est parti ce matin juste pour ouvrir la porte, mais il n’est pas revenu parce qu’il aime ça travailler. »

« Je viens ici m’amuser », précise M. Marinoni au téléphone. La mécanique, ce n’est pas son fort, mais faute de cadres à concevoir, il aide comme il peut.

En temps normal, je travaille encore un peu, mais pas mal moins maintenant. Là, j’étais tanné de regarder dehors.

Giuseppe Marinoni

Les clients viennent chercher leur monture sur rendez-vous seulement, pénétrant un à la fois dans l’atelier quasi désert. « Quand tu rentres, tu ne touches personne, décrit Marinoni. Tu prends ton bicycle et tu t’en vas ! »

– À votre âge, avez-vous peur du virus ?

– Si un client arrive, je ne suis pas trop content ! Quand il entre, je m’éloigne. Je ne suis pas malade, personne ici non plus. Mais on ne voudrait pas que quelqu’un l’attrape. C’est pas long…

M. Marinoni en sait quelque chose. Dans son village natal de Rovetta, au nord de Bergame, les vieux tombent comme des mouches depuis un mois. Cette région du nord de l’Italie a été le berceau de la pandémie de COVID-19 en Europe.

Le nouveau coronavirus s’est répandu comme une traînée de poudre dans le Val Seriana, vallée la plus touchée de la province de Bergame.

« Le maire d’un village voisin est mort. Un autre, puis un autre. Trois maires sont morts coup sur coup. Je me disais : ça n’arrivera pas chez nous, on est dans les montagnes. »

Un homme de Bergame aurait infecté ses beaux-parents en les visitant à Rovetta. Le virus se serait ensuite transmis dans un café pendant les traditionnelles parties de cartes d’après-midi.

Quelques victimes étaient des amis avec qui Marinoni jouait lors de ses visites bisannuelles à Rovetta, où il possède un condo.

C’est un petit village de 3000 habitants, j’ai perdu sept ou huit chums d’enfance, je ne les compte même plus. Il y en a trois qui sont morts en deux jours, deux frères et un autre avec qui j’ai fait mon service militaire.

Giuseppe Marinoni

En mars, plus d’une vingtaine de personnes sont mortes de la COVID-19 à Rovetta. « Tous des gars de mon âge. Parce que moi, je suis vieux et il n’y a que les vieux qui meurent. C’est pas mal triste. Ça fait deux, trois jours que je n’appelle plus. Je suis tanné d’entendre : un tel est mort, un tel est mort… »

« Bien chez nous »

En cette période de confinement, l’ancien champion cycliste, qui a émigré au Québec en 1965 après sa participation au Tour du Saint-Laurent, ne se plaint pas.

« Je suis bien chez nous. On est deux dans une grande maison. On a de l’espace. Je pédale, je fais pas mal de rouleaux. J’ai fait quasiment 2500 kilomètres là-dessus cet hiver. »

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Giuseppe Marinoni

Marinoni détient toujours le record du monde de l’heure des 80-84 ans, établi en 2017 sur la piste de Milton, en banlieue de Toronto. Après un premier essai raté de justesse, il a avalé 39,004 km sur un vélo qu’il avait fabriqué 40 ans plus tôt pour l’ancien grand champion canadien Jocelyn Lovell, mort en 2016.

« Pour me préparer, j’avais fait du derrière moto trois, quatre fois à Bromont. La première demi-heure, j’avais fait 42 km/h de moyenne. La deuxième, 44 km/h. Même mon entraîneur [Éric Van den Eynde] n’en revenait pas ! »

Dans deux ans, il pense s’attaquer au record des plus de 85 ans, « 35 kilomètres quelque chose ».

– Avez-vous encore du plaisir sur un vélo ?

– C’est drôle à dire, mais pour moi, c’est un devoir. Je suis content quand je reviens. Mais des fois, ça ne me tente pas de partir. Ça fait 70 ans que je fais du bicycle et c’était la même chose quand je courais. L’entraînement, ça ne me disait rien. La course, oui.

Marinoni, qui a franchi 8000 kilomètres l’an dernier, attend le beau temps pour les sorties sur route. Une chose l’ennuie : « Je vais être obligé de rouler seul. Je n’aime pas ben ça. L’année passée, à ma fête, on était une dizaine. Comme j’avais 82 ans, on a fait 164 kilomètres. À 30 km/h de moyenne. »