Comment le Québécois Édouard Julien est-il devenu le meilleur frappeur des Twins du Minnesota dès sa première saison ? Rencontre.

(Minneapolis) Il fait chaud au stade de Minneapolis. L’air est collant. Les crèmes glacées des enfants fondent. Les parents cherchent un coin à l’ombre. Malgré la canicule, sur le terrain, tous les joueurs des Twins s’entraînent en pantalon long.

Tous sauf un.

Le petit nouveau. La coqueluche. Celui qui mène l’équipe pour la moyenne de puissance, la moyenne de présences sur les buts*, et qui frappera au premier rang de l’alignement ce soir.

Édouard Julien.

Le Québécois attrape des roulants en shorts, tout en soufflant des gommes ballounes. Avec son bandeau dans les cheveux, son regard perçant et sa barbe finement taillée, il a ce je-ne-sais-quoi qui plaît aux partisans. Un look à la fois décontracté et confiant. En bon franglais, du swag.

C’est le genre de gars « qui a toujours un cure-dent au coin de la bouche », a déjà dit l’entraîneur de l’équipe canadienne, Greg Hamilton. « C’est vrai qu’Édouard dégage beaucoup, beaucoup de confiance », renchérit Jean-Philippe Roy, qui l’a entraîné pendant six ans. « Mais ne cherche pas une once d’arrogance. Il n’y en a pas. »

PHOTO LINDSEY WASSON, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Édouard Julien est félicité par ses coéquipiers après avoir frappé un circuit.

L’entraînement prend fin. Édouard Julien vient me rejoindre à l’ombre, dans l’abri des joueurs. C’est rare, lui fais-je remarquer, que nous avons l’occasion d’interviewer des Québécois dans les majeures. Dans les 150 dernières années, seulement une trentaine de joueurs d’ici se sont rendus dans les grandes ligues.

Presque tous des lanceurs, comme Claude Raymond, Denis Boucher et Éric Gagné. Des frappeurs ? C’est rarissime. Vous avez assez de doigts pour compter tous ceux qui sont allés au bâton 250 fois. Et des frappeurs de la région de Québec ?

Il n’y en a que deux.

Maxim St-Pierre et lui.

Explication ? Hypothèse ?

« L’hiver au Québec, c’est difficile, laisse-t-il tomber. Le dôme [au stade Canac] nous permet d’attraper des roulants, de frapper un peu, mais on n’aura jamais la chance d’avoir le même type d’entraînement que les Américains à longueur d’année. »

La grande différence entre eux et nous, c’est le nombre de parties jouées. Quand tu arrives aux États-Unis, tes coéquipiers ont peut-être disputé 1000 matchs de plus que toi. Leurs connaissances du baseball sont beaucoup plus élevées que celles des Québécois.

Édouard Julien

Il y a moins de lanceurs de qualité au Québec qu’au sud de la frontière, note-t-il.

« C’est plus difficile de développer un œil au bâton quand tu affrontes moins de lanceurs, ou quand tu frappes des balles sur un T-ball. Ça reste possible. Il y a des façons de le faire. Mais c’est certain que c’est différent d’un climat de compétition. Les frappeurs québécois qui réussissent à atteindre le prochain niveau, ce sont tous des gars ultracompétitifs. Ils ne veulent pas perdre contre le lanceur. Ils prennent ça à cœur. Ils prennent ça personnel.

— Et toi, tu prends ça personnel ?

— Oh oui ! »

Son histoire est fascinante. Comment peut-on grandir dans une ville où il neige six mois par année, combler un retard de centaines de parties, puis devenir un des meilleurs frappeurs au monde à seulement 23 ans ?

En regardant beaucoup, beaucoup, beaucoup de matchs.

« Quand j’étais enfant, je regardais tout le temps le baseball, se souvient-il. Pas juste les ligues majeures. Les petites ligues aussi. » Son père Rémy – un très bon joueur de balle rapide – et sa mère Nathalie l’ont inscrit dans un club dès que ç’a été possible. Ils ont aussi multiplié les escapades aux États-Unis, pour assister à des parties en famille.

« J’ai eu la piqûre tôt. J’adorais ça. Comme j’étais bon, ça me donnait le goût de continuer. » C’était, dit-il, sa passion d’été. Et l’hiver ? « C’était le ski alpin. Je faisais des compétitions, avec le club Stoneham. Comme nous avions un condo là-bas, nous y allions toutes les fins de semaine. J’en ai fait jusqu’à 14-15 ans.

— Aurais-tu pu faire une carrière en ski ?

— Si j’avais mis autant d’énergie qu’au baseball, peut-être. J’étais rendu à un âge où les skieurs s’entraînaient tous les jours. Le mercredi et le vendredi, il fallait parfois faire de l’extra. Sauf que moi, j’arrivais le samedi et le dimanche. C’était trop. Mais bon, si j’en avais fait tous les jours, je crois que j’aurais été assez athlétique pour [progresser]. »

À la même époque, le baseball commençait à prendre plus de place. À 14 ans, il a été sélectionné pour faire partie de l’équipe québécoise des moins de 16 ans. À 15 ans, il a été surclassé dans le midget AAA. « C’est là que j’ai compris que j’aurais peut-être une chance d’aller jouer aux États-Unis. »

Deux ans plus tard, les Phillies de Philadelphie l’ont repêché directement du programme de sports-études de l’école secondaire Cardinal-Roy, à Québec. Une belle reconnaissance de son potentiel. Sauf qu’Édouard Julien a refusé de signer un contrat.

Je n’étais pas prêt. Si j’avais fait le saut du secondaire aux ligues mineures, je serais probablement en train de travailler à Québec aujourd’hui. C’est difficile, en sortant du secondaire, de compétitionner contre les meilleurs espoirs d’ailleurs.

Édouard Julien

Il a préféré suivre les traces de Bo Jackson, Frank Thomas et Josh Donaldson au sein de l’équipe de l’Université Auburn, en première division de la NCAA. Un gros défi. Sur le terrain, mais aussi à l’école, car il ne parlait pas anglais. Il s’est adapté rapidement. Dès sa première saison, il a mené son équipe pour les circuits et les points produits. Ses succès lui ont valu d’être repêché au 12e tour par les Twins. Cette fois, Édouard Julien a signé un contrat. Avant de rejoindre les filiales, il ne restait plus qu’un arrêt, aux Jeux panaméricains.

Où il s’est blessé.

Gravement.

L’opération au coude était inévitable.

Verdict : huit mois de réhabilitation.

Dans son malheur, Édouard Julien a eu de la chance. La fin de sa période de réhabilitation a coïncidé avec le début de la pandémie. Les ligues mineures ont dû cesser leurs activités pendant un an. Le Québécois n’a donc pas pris de retard par rapport aux autres espoirs.

Dès ses premières manches dans les filiales, Julien s’est démarqué grâce à sa patience au bâton. D’où son surnom, d’ailleurs : le God of Walks. Le dieu des buts sur balles. En 2021 et 2022, il s’est rendu sur les buts 44 % des fois, un sommet chez les joueurs avec 600 présences, toutes organisations confondues. Ses succès se sont poursuivis dans la Ligue d’automne, réservée aux meilleurs espoirs, puis le printemps dernier à la Classique mondiale de baseball, où il a maintenu la meilleure moyenne de puissance du tournoi.

PHOTO JEFFREY BECKER, ARCHIVES USA TODAY SPORTS

Édouard Julien

Le voici donc aujourd’hui à Minneapolis, avec les Twins en tête de la division Centrale de la Ligue américaine, où son œil au bâton continue d’embêter les lanceurs. Julien continue d’accumuler les buts sur balles. Il frappe avec autorité, dans tous les champs. Le lendemain de notre rencontre, il a cogné deux balles à la piste d’avertissement, au champ opposé, pour produire les deux seuls points des Twins dans une victoire de 2-0. Cette semaine, il trônait en tête des recrues des ligues majeures pour la moyenne de présences sur les buts. Seul hic : son taux de retraits sur des prises est élevé, une caractéristique fréquente chez les gros cogneurs.

Je lui ai demandé s’il avait vécu un moment « bienvenue dans les ligues majeures », lors duquel un lanceur lui avait fait sentir l’écart entre les filiales et la grande ligue.

« Pas vraiment. Peut-être parce que je suis un peu stupide dans ma tête [rires]. J’essaie toujours de ne pas me laisser impressionner. Quand je me fais retirer, je me dis : le lanceur n’est pas si fort que ça. Je ne lui donne jamais le crédit. Je me dis plutôt que c’est de ma faute si je n’ai pas frappé. »

PHOTO JESSE JOHNSON, ARCHIVES USA TODAY SPORTS

Édouard Julien réalise un double-jeu face aux Tigers de Detroit.

Son jeu défensif au deuxième but fait également jaser à Minneapolis. Lors de ses premiers matchs avec les Twins, il y a eu des moments plus difficiles. Il faut préciser que son expérience à cette position est limitée. « Ma première saison à Auburn, j’étais surtout frappeur désigné. Cela a ralenti mon développement. Ensuite, j’ai joué au troisième but. C’est seulement dans les ligues mineures que j’ai commencé à progresser. Comme je frappais bien, ils m’ont juste donné une position et m’ont dit : améliore-toi en défensive. »

Ce sur quoi il travaille fort. Cet hiver, les Twins lui ont demandé d’attraper 10 000 roulants. « C’était un peu à la blague, mais oui, ils voulaient que j’en prenne le plus possible. Ils comptaient sur moi pour les ligues majeures. » D’ailleurs, les Twins ont échangé leur deuxième-but étoile Luis Arráez, l’hiver dernier, pour faire de la place à Julien. Depuis deux mois, les statistiques défensives du Québécois sont nettement meilleures.

PHOTO FOURNIE PAR LES TWINS DU MINNESOTA

Édouard Julien

Points sauvés

  • Avril : - 1
  • Mai : - 2
  • Juin : - 2
  • Juillet : + 1
  • Août : + 2

Source : MLB (Outs Above Average), en date du 24 août

Préfère-t-il l’attaque à la défense ? Pas nécessairement. « J’aime les deux. »

Et qu’apprécie-t-il le plus dans le fait d’être maintenant bien établi dans les ligues majeures ? L’argent ? Les voyages ? Le statut ?

Non.

C’est l’influence.

« Dans les ligues mineures, peu de gens te suivent. Les matchs sont diffusés sur le web, mais il faut payer… Alors qu’ici, beaucoup de gens viennent nous voir jouer. Nous sommes leurs modèles. Ils veulent copier ce qu’on fait. Quand je vois un jeune qui porte un chandail avec mon nom et mon numéro dans son dos, et qu’il me dit vouloir faire la même chose que moi, ça me fait réaliser que je rends une personne heureuse. Je lui fais aimer le baseball. C’est le fun. Je suis certain que même chez nous, la présence de joueurs québécois dans les ligues majeures peut donner envie aux jeunes de bouger. De faire un sport. D’aller avec ses amis jouer dehors. »

« Non, conclut-il, le baseball n’est pas un sport ennuyant. »

(*) Avant la partie du 24 août, minimum de 200 présences au bâton