Pour des raisons culturelles, le joueur de baseball japonais est discret et s’exprime par ses performances. Mais Shohei Ohtani, lui, n’a jamais craint de faire des vagues.

À l’école secondaire, il voulait être le premier Japonais à monter directement dans les majeures. À ses débuts professionnels au Japon, il a exigé de jouer au champ et au monticule, ce qui est rare. Il a continué avec les Angels de Los Angeles durant les six dernières saisons, méritant deux titres de meilleur joueur et le surnom de « Babe Ruth japonais ».

PHOTO ASHLEY LANDIS, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Shohei Ohtani excelle au bâton et en défense, mais il risque de ne pas lancer en 2024, s’étant blessé à un coude l’été dernier.

À 29 ans, il vient de signer un pont d’or de 10 ans et 700 millions de dollars avec les Dodgers de Los Angeles. Ce contrat record, annoncé samedi, est aussi impressionnant que ses circuits et sa balle rapide : 275 millions de plus que ce que son coéquipier des Angels Mike Trout a reçu en 2019 ; 10 millions de plus par saison que Damian Lillard, des Bucks de Milwaukee, de la NBA, qui avait le salaire annuel le plus élevé du sport professionnel américain. C’est plus aussi que les 50 à 60 millions que l’Argentin Lionel Messi encaisse chaque année avec l’Inter Miami, au soccer.

Le contrat mirifique d’Ohtani met en lumière l’économie souvent déroutante du baseball et du sport professionnel en général, où diffuseurs et entreprises crachent des centaines de millions, voire des milliards de dollars, pour lier leurs activités à des joueurs et à des équipes dont le succès peut être éphémère.

Un sport de plus en plus international

Les Japonais Hideo Nomo, Ichiro Suzuki et Hideki Matsui ont obtenu des contrats considérables. Mais Ohtani a fait sauter la banque. Ce contrat montre que les joueurs japonais ne sont pas seulement très bons : ils sont parmi les meilleurs – et les plus populaires – d’un sport de plus en plus international.

PHOTO FOURNIE PAR LE BASEBALL MAJEUR

Hideo Nomo, avec son élan étourdissant, a fait sensation dès son arrivée avec les Dodgers en 1995. Il a été nommé recrue de l’année dans la Ligue nationale, a lancé deux matchs sans point ni coup sûr durant sa longue carrière avec sept équipes et a été le premier Japonais à frapper un circuit dans les majeures.

« Il y a de plus en plus de joueurs japonais aux États-Unis, mais avec Ohtani, on passe à un tout autre niveau », affirme Vince Gennaro, vice-recteur du programme d’administration du sport à l’Université de New York, qui a conseillé diverses équipes des majeures.

Shohei Ohtani n’est pas la seule vedette japonaise très convoitée cet hiver. Yoshinobu Yamamoto, 25 ans, meilleur lanceur du baseball japonais depuis trois saisons, est courtisé par les Yankees et les Mets de New York, et d’autres équipes. Deux autres gauchers, Shota Imanaga et Yuki Matsui, des Golden Eagles de Rakuten, sont aussi sur le marché.

Mais les équipes qui évaluent leur talent ont le même problème que pour les joueurs américains : gérer une équipe n’est pas comme gérer une compagnie aérienne ou une épicerie. L’offre, la demande, les profits et les pertes y sont imprévisibles et aléatoires. La valeur monétaire d’un joueur est souvent basée sur des statistiques disparates et sur l’intuition qu’il ne sera pas ralenti par l’âge, les blessures ou la malchance.

Blessure à un coude

Ohtani excelle au bâton, mais il risque de ne pas lancer en 2024, s’étant blessé à un coude l’été dernier. Or, s’il demeure un formidable frappeur, les Dodgers le paient pour ses prouesses au marbre et au monticule. Donc, ils tireront de leur investissement colossal seulement une fraction de ce qu’ils paient.

Alors, comment financer ce pont d’or ?

Comme les Dodgers ont déjà les meilleures foules des majeures (10 des 11 dernières saisons), les revenus aux guichets ne peuvent pas augmenter tellement. Augmenter le prix des billets ? Ça ferait fuir le partisan moyen, qui n’arrive pas au stade en limousine.

Puisque les matchs d’Ohtani seront diffusés au Japon, les entreprises japonaises voudront se payer des publicités au stade des Dodgers. Voudront-elles payer plus qu’une entreprise américaine ? On verra. Les Dodgers ont l’exclusivité des ventes de chandails, de casquettes et autres articles sur leur territoire, mais les recettes hors de leur région sont partagées avec les 30 équipes du baseball.

PHOTO ORLANDO RAMIREZ, ARCHIVES USA TODAY SPORTS

S’il demeure un formidable frappeur, les Dodgers paient Shohei Ohtani pour ses prouesses au marbre et au monticule. Il sera seulement frappeur désigné en 2024, donc ils tireront de leur investissement colossal seulement une fraction de ce qu’ils paient.

Et bien que les Dodgers aient déjà un lucratif contrat de télédiffusion locale, c’est la ligue qui contrôle les accords nationaux et internationaux, y compris celui avec le télédiffuseur japonais.

Nomo, Irabu et Soriano

Le contrat d’Ohtani n’aurait peut-être jamais été signé si Hideo Nomo, Hideki Irabu et le Dominicain Alfonso Soriano n’avaient pas contesté les restrictions japonaises sur le mouvement des joueurs dans les années 1990. Nomo, par exemple, s’est retiré du baseball japonais pour pouvoir signer avec les Dodgers, tandis qu’Irabu a dit non quand les Lotte Marines de Chiba ont voulu le céder aux Padres de San Diego. Irabu a ensuite été envoyé aux Yankees, l’équipe avec laquelle il voulait jouer. Quelques années plus tard, Soriano, qui avait été recruté à l’adolescence par les Carpes Toyo de Hiroshima, a suivi.

Ce sont Nomo, Irabu et Soriano qui ont fait croître la valeur des joueurs japonais aux États-Unis. Ces trois-là ont ouvert la voie. Ohtani leur doit beaucoup.

Gene Orza, avocat de longue date de l’Association des joueurs

Si les Dodgers ne font pas d’argent directement avec Ohtani, peut-être misent-ils sur le long terme. Ils ont été des séries éliminatoires depuis 11 ans sans discontinuer, mais n’ont remporté qu’une seule Série mondiale. En associant Ohtani à Freddie Freeman et à Mookie Betts – deux autres ex-joueurs par excellence – ainsi qu’à un excellent groupe de lanceurs, les Dodgers pourraient être l’équipe dominante de la décennie.

PHOTO DAVID ZABULOVSKY, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Freddie Freeman

On est loin des Angels de Los Angeles, qui n’ont jamais atteint les séries éliminatoires ni même eu une saison au-dessus de ,500 au cours des six saisons avec Ohtani.

« Si les Dodgers remportent deux ou trois Séries mondiales dans les six ou sept prochaines années, Ohtani sera le visage de la concession et toute une génération de partisans suivra l’équipe pendant des années », prédit M. Gennaro.

Cet article a été publié dans le New York Times.

Lisez cet article dans sa version originale (en anglais ; abonnement requis).