Aucune montagne n’avait freiné Mathieu Blanchard à ce jour. Jusqu’à ce qu’il se heurte à celle de la bureaucratie.

Mercredi dernier, quatre jours après sa performance historique à l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB), le Français d’origine était prêt à rentrer au Québec, son chez-lui, où il vit depuis une dizaine d’années.

Mais à l’aéroport, alors qu’il s’apprête à monter dans l’avion, on lui fait part d’un problème : sa carte de résidence permanente au Canada est expirée. « Vous ne pouvez pas retourner au Québec », lui indique-t-on.

Blanchard argumentera qu’il y habite et qu’il n’a pas de maison en France, en vain.

« Ça fait neuf ans qu’on dit : ‟Le Montréalais qui va gagner des courses et qui représente le Québec aux quatre coins du monde”, puis au final, le gouvernement ne me reconnaît pas comme québécois. Jusqu’à m’interdire de monter dans l’avion pour rejoindre mon domicile. »

Blanchard savait bien que son statut de résidence prenait fin après cinq ans. Bien que la date d’expiration apparaisse derrière la carte en tout petit, dit-il. Et il savait également que, comme pour le passeport, si cette carte est expirée, point de salut.

Mais deux éléments de l’histoire l’irritent profondément.

D’abord, qu’on l’ait empêché de traverser l’Atlantique pour qu’il puisse régler ce souci administratif simplement, en personne.

« Je suis aussi un peu coupable. J’aurais dû, en partant faire la course, vérifier l’expiration de ma carte. D’un point de vue purement administratif, je suis en tort », reconnaît-il, en visioentretien avec La Presse, mardi midi, heure du Québec.

« En revanche, d’un point de vue éthique et humain, ce n’est pas normal de m’empêcher de monter dans l’avion et rentrer chez moi pour renouveler ma carte de résident. De me dire de rester en France et de me débrouiller avec l’ambassade pour trouver une solution. »

Heureusement, solution il pourrait y avoir. L’athlète mise sur « une sorte de visa » appelé TVRP (titre de voyage pour résident permanent). Il a transmis son passeport avec cet espoir à l’ambassade à Paris.

C’est n’importe quoi. Il y a une solution, mais qui n’est pas la plus simple.

Mathieu Blanchard

Si ce tampon lui est accordé, il pourra néanmoins rentrer au pays et demander que sa carte soit renouvelée. Pour l’instant, il patiente à la maison familiale de Cavaillon, non loin de Marseille, espérant revoir son passeport dans la boîte aux lettres, bonifié du tampon qui le libérera du joug bureaucratique.

« Mais là, je suis dans le flou total », lâche-t-il.

Et si le TVRP ne lui est pas attribué, la situation se compliquera encore plus. « À partir de là, je n’ai plus de solution, à part venir à la nage ou en rameur », image-t-il.

Mais, de toute évidence, même un dénouement favorable laisserait des traces. Un goût amer, au mieux.

« En fait, je t’avoue que j’ai tellement de dégoût maintenant, ça influe tellement sur ma vie que je suis à me dire : ‟Tant pis, le Québec ne me veut pas, ça fait presque 10 ans que je suis là, je m’en vais, je retourne en France, puis basta”. »

Lent processus de citoyenneté

L’autre cause de son indignation est la lenteur du traitement de sa demande de citoyenneté, qu’il affirme avoir faite il y a trois ans, le jour même où il y était admissible. Comme il l’avait d’ailleurs fait quelques années plus tôt pour sa résidence permanente.

« Le nerf de la guerre, c’est que ma citoyenneté n’aurait pas dû prendre plus de trois ans pour arriver et qu’aujourd’hui, il n’y a aucun numéro de téléphone pour dire à quelqu’un : ‟Hey, guys, vérifiez mon dossier parce qu’il y a un problème, il y a quelque chose qui coince.” Ce n’est pas possible que ça dure plus de trois ans. »

Mathieu Blanchard est arrivé au Québec en 2014 avec un visa de travail. Il était ingénieur, profession qu’il a depuis quittée.

Beaucoup de ses amis ont vu leur citoyenneté canadienne être reconnue en un an, un an et demi. Pas lui.

« Comme mon processus de citoyenneté est tombé dans une craque profonde je ne sais où, eh bien, ça a laissé le temps à la carte d’expirer, ce qui fait que je ne suis pas encore citoyen et que je ne suis plus résident aujourd’hui », résume-t-il.

En novembre dernier, l’athlète – qui est directeur du développement des affaires à l’international pour La Clinique du coureur – a passé l’avant-dernière étape menant à la citoyenneté canadienne, un examen qu’il décrit comme « assez compliqué, sur l’histoire du pays, la politique, tout ça ». Dix mois après, il attend toujours.

Ce n’est donc pas tout à fait exact de dire que son dossier est tombé dans une craque. En fait, il semble avoir été repêché de la première… avant de sombrer dans une autre.

La réponse d’Ottawa

Mathieu Blanchard dit avoir écrit au bureau de son député fédéral – le ministre Steven Guilbeault – et à quelques députés d’autres circonscriptions. La Presse a tenté d’en apprendre davantage sur le dossier du Franco-Québécois auprès du ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté (MIRC). Après avoir transmis, comme demandé, un formulaire d’autorisation dûment rempli et signé par Mathieu Blanchard, le MIRC nous a répondu qu’une réponse par écrit nous serait fournie dès que possible, nous renvoyant pour l’instant vers une déclaration générale, dont voici un extrait :

« Les résidents permanents (RP) du Canada doivent présenter leur carte RP ou leur titre de voyage de résident permanent (TVRP) valide au moment de monter à bord d’un avion à destination du Canada ou de se rendre au Canada au moyen de tout autre transporteur commercial. S’ils ne portent pas leur carte RP ou leur TVRP sur eux, ils peuvent se voir refuser l’accès à bord de l’avion, du train, de l’autocar ou du bateau. Il leur revient de s’assurer que leur carte RP est toujours valide quand ils reviennent au Canada et d’en demander une nouvelle lorsqu’elle est expirée. Pour les résidents permanents actuels qui présentent une demande de renouvellement de leur carte de RP, le délai de traitement actuel est de 78 jours. »

Pas à pas avec une légende

PHOTO JEFF PACHOUD, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Kílian Jornet, vainqueur de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc 2022

« C’est affreux, j’étais sur mon petit nuage de bonheur, et puis cette histoire de me faire refouler, ça m’a ouf…, lâche Mathieu Blanchard, soudainement émotif. Ça m’a fait du mal. »

En quelques jours, Blanchard est passé d’un extrême à l’autre émotivement. Si mercredi dernier, il a dû tourner les talons à l’aéroport, le samedi précédent, il avait marqué les annales du mythique Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB).

« Je ne mérite pas ça. C’est injuste et ça me met en colère. Mais c’est tellement puissant, ce qui m’est arrivé à l’UTMB, que je réussis quand même encore à garder un peu le focus là-dessus », souligne-t-il.

Ce qui lui est arrivé à ce 19e UTMB ? Boucler l’épreuve de 170 km en moins de 20 heures. Un plafond psychologique qui n’avait jamais été fracassé.

On serait porté à croire qu’il a donc remporté la course…

De Kílian Jornet à P. K. Subban

Avec une cinquantaine de kilomètres à faire, le Franco-Québécois rejoint le meneur, Kílian Jornet. En proie à de fortes douleurs musculaires, Jornet est souffrant. Au lieu de le dépasser sans états d’âme, Blanchard ralentit pour le soutenir et courir avec lui. L’Espagnol franchira le fil en 19 h 49 min 30 s, soit 5 min 20 s avant son concurrent.

Avec le recul, Blanchard regrette-t-il – ne serait-ce qu’un peu – son élan d’esprit sportif ?

« Non, répond-il sans équivoque. Parce que la personne avec qui j’ai fait ça, c’est la légende de notre sport. Pas de notre époque, de tous les temps.

« Il a monté l’Everest en courant, il a gagné toutes les plus grandes courses du monde. C’est un dieu. Et j’ai beaucoup de respect pour lui, il m’a énormément inspiré à travers ses livres, ses films. Je suis en partie là où je suis aujourd’hui grâce à l’inspiration de cette personne, donc c’était impossible pour moi de passer à côté et de lui dire : ‟ciao, bye, je t’ai eu”. »

Outre sa deuxième place, Blanchard retiendra donc le privilège qu’il a eu de courir dans la foulée de Jornet.

PHOTO JEFF PACHOUD, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Mathieu Blanchard et Kílian Jornet

« C’est comme si on te disait que tu as le choix entre jouer au hockey deux heures avec Subban ou de rentrer dedans et le blesser », illustre le Québécois.

Le coureur sourit un peu en prononçant le nom de l’ex-défenseur du Canadien. Il admet que ses références en gouret ne sont pas à jour. N’empêche, on a compris l’idée.

« C’est une deuxième place derrière le plus grand athlète de tous les temps. C’est comme si j’avais gagné. »

La suite

Blanchard est président d’honneur de l’Ultra-Trail Harricana du Canada (UTHC), qui aura lieu le week-end prochain, dans Charlevoix. La question est maintenant de savoir s’il pourra y être en chair et en os. Les probabilités semblent évidemment défavorables.

« Et ça me fait mal au cœur », laisse-t-il tomber.

Peut-être pourrait-il assumer son rôle à distance, mais ce serait « une option moins humaine », qu’il n’avait pas encore abordée avec la directrice de l’évènement au moment de notre entretien.

Puis, en novembre, Blanchard aurait bien aimé courir pour le Canada aux Championnats du monde de montagne et de trail, qui se tiendront en Thaïlande. Mais il lui faudrait d’abord obtenir sa citoyenneté canadienne. Une perspective qui, en ce moment, apparaît également improbable.

« Les journalistes m’ont souvent posé la question : ‟Mathieu, tu es Français d’origine, tu irais courir sous le drapeau canadien ?” J’ai toujours répondu ‟oui”, parce que ce sport, je l’ai découvert au Québec, où est ma communauté de trail. Ce serait un geste de cœur pour moi. J’ai tout appris et toute ma vie s’est développée grâce au Québec et à Montréal et je suis amoureux du pays. »

Mais le « méandre fou » dans lequel il se trouve fait qu’il s’alignera peut-être plutôt pour son pays d’origine.

« À moins que quelqu’un se réveille et réussisse à débloquer ma citoyenneté avant novembre. Mais je doute fort. »