En sport, les questions sont souvent simples : Marc Bergevin est-il un bon directeur général ? Félix Auger-Aliassime sera-t-il le meilleur joueur au monde dans cinq ans ? Les Expos reviendront-ils ?

Mais il arrive parfois qu’un enjeu soit d’une complexité inouïe. Et que ses répercussions aillent au-delà des frontières habituelles. C’est survenu la semaine dernière quand le Tribunal arbitral du sport a rendu une décision controversée à propos de la Sud-Africaine Caster Semenya, championne du 800 m aux Jeux olympiques de Londres et de Rio. Il y est question de génétique, de discrimination, de droits de la personne et d’éthique.

En raison d’une « différence du développement sexuel », Semenya affiche de manière naturelle un taux de testostérone beaucoup plus élevé que celui de ses rivales. Selon la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF), il s’agit d’un avantage déterminant. Soucieuse de préserver l’équilibre des chances dans les courses de 400, 800 et 1500 m, l’IAAF a donc adopté un règlement : au-delà d’un certain taux de testostérone, une athlète devra le réduire à un seuil prédéterminé en prenant un médicament.

Semenya a porté cette décision en appel devant le Tribunal arbitral du sport, qui a entendu de nombreux experts représentant différents champs d’expertise. Tout en reconnaissant le caractère discriminatoire de ce moyen d’intervention, le Tribunal l’a néanmoins jugé « nécessaire, raisonnable et proportionné afin d’atteindre l’objectif légitime d’assurer une compétition équitable dans certaines épreuves d’athlétisme féminin ».

Depuis, le débat soulève les passions. Pour plusieurs, le Tribunal a commis une injustice grave à l’endroit de Semenya. Après tout, elle n’a transgressé aucun règlement. Interdit-on à un homme dont la force ou la taille lui confère des atouts uniques la pratique de son sport ? Bien sûr que non ! La décision est donc sexiste et s’ajoute aux nombreuses rebuffades dont les femmes ont été victimes dans l’histoire de l’olympisme.

Pour d’autres, le Tribunal a préservé avec raison les droits de la majorité des athlètes féminines dont le taux de testostérone correspond aux normes usuelles. Sinon, elles perdraient leurs chances de remporter des médailles olympiques face à des adversaires comme Semenya. Voilà qui serait la véritable injustice.

À terme, cela pourrait entraîner une baisse de la participation des femmes au sport d’élite, puisque la plupart d’entre elles ne lutteraient pas à armes égales. Des athlètes comme la Canadienne Melissa Bishop, quatrième aux Jeux de Rio sur 800 m, connaissent déjà ce sentiment.

Thomas Bach, président du Comité international olympique, a dit sa « sympathie » pour Semenya et promis d’analyser l’affaire, rappelant sa complexité.

De son côté, l’Association médicale mondiale a demandé à ses membres de ne pas administrer de médicaments à des athlètes pour réduire leur taux de testostérone, affirmant que cela pourrait porter atteinte à « l’éthique médicale » et « se révéler préjudiciable à l’athlète concernée, notamment en modifiant artificiellement la composition, la biochimie ou la testostérone endogène de son sang ».

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Au pays, la décision du Tribunal a été condamnée par plusieurs intervenants, dont le Centre canadien pour l’éthique dans le sport, qui est notre agence antidopage.

Dans un communiqué, son PDG Paul Melia a demandé : « Y a-t-il des contrôles ou des limites sur les athlètes masculins dont les différences génétiques pourraient leur conférer un avantage ? Non, en fait, ces athlètes sont généralement célébrés. Les femmes, au contraire, continuent d’être soumises à des examens et à des politiques arbitraires, démesurées et invasives. »

Ann Peel, ancienne marcheuse d’élite, a signé un texte percutant dans le quotidien torontois The Globe and Mail pour dénoncer cette décision. Elle rappelle à quel point les athlètes féminines ont dû se battre pour faire reconnaître leurs droits : « Jusqu’en 1972, les femmes n’ont pu concourir sur des distances supérieures à 800 m parce que l’IAAF craignait les conséquences sur leur corps. » Elle aurait pu ajouter qu’un long combat a été mené avant que les femmes puissent participer au marathon. Ce n’est qu’aux Jeux de 1984 qu’il a été inscrit au programme.

Ann Peel ajoute que Semenya est une grande athlète et que « comme récompense pour être si bonne dans le sport qu’elle aime, elle a enduré des questions hautement invasives à propos de son corps, de sa génétique et de sa place dans le sport ».

Aux États-Unis, la columnist du Washington Post Monica Hesse a rappelé les nombreux avantages génétiques du nageur Michael Phelps, qui l’ont aidé à dominer son sport : ses bras si longs semblables à des ailes, des chevilles semblant avoir été créées pour la natation, sa production plus faible d’acide lactique… Personne, écrit-elle, n’a suggéré qu’il subisse des traitements pour l’en priver.

De l’autre côté de la médaille, on trouve un texte étoffé d’une professeure de droit de l’Université Duke, aux États-Unis, qui félicite le Tribunal de sa décision. Doriane Lambelet Coleman, qui a témoigné lors de l’audition de la cause, soutient qu’il s’agit d’une victoire pour toutes les athlètes du monde. Un verdict contraire aurait été un coup terrible pour l’équité dans le sport féminin, dit-elle en substance.

Nombreux exemples à l’appui, elle illustre qu’il faut distinguer le taux de testostérone et les avantages liés à des caractéristiques physiques comme la taille. Elle rappelle que des filles courent plus vite que des garçons à 12 ans, mais que ce n’est plus le cas à 18 ans, après la puberté. Et elle cite le témoignage anonyme d’une athlète d’élite, frustrée de devoir lutter contre des rivales au taux de testostérone élevé, mais qui garde sa colère en elle afin de ne pas passer pour une « horrible personne ».

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Dans sa décision, le Tribunal met la Fédération d’athlétisme en garde : elle devra montrer beaucoup de vigilance en implantant la nouvelle règle et mieux démontrer la pertinence d’étendre la nouvelle mesure à l’épreuve du 1500 m, estimant ténue la preuve à ce sujet.

Cela dit, ce qui ressort avec le plus de force dans le sommaire publié par le Tribunal, c’est la difficulté des arbitres à trancher. Ce dossier, écrivent-ils, provoque « une collision complexe de problématiques scientifiques, éthiques et légales ». Il fait aussi en sorte que des droits incompatibles s’affrontent.

Non, le sport n’est pas toujours simple. Et la décision du Tribunal me met pas fin à tout ce dossier. De nouvelles données scientifiques étofferont-elles ses conclusions ? Cette seule audition a-t-elle vraiment permis d’aller au fond des choses, de faire une analyse exhaustive de cette question hautement sensible ? D’autres épreuves d’athlétisme ou même d’autres sports seront-ils touchés par cette nouvelle norme ? L’affaire Caster Semenya fera d’autres vagues.