La Presse vous propose chaque semaine un témoignage qui vise à illustrer ce qui se passe réellement derrière la porte de la chambre à coucher, dans l’intimité, loin, bien loin des statistiques et des normes.

Benoît est en « démarche ». Mais aussi en « mission ». Son but ? Dire au monde entier que les questionnements identitaires existent partout, dans tous les milieux, dans tous les groupes sociaux. Même parmi les gens de carrière. Même chez ceux qui ont réussi dans la vie, quoi… Comme lui.

Précision : on écrit ici « lui », on cite aussi Benoît, 43 ans, parce qu’il se présente devant nous en homme et parle aussi au masculin (presque) tout au long de l’entretien. Au moment d’écrire ces lignes, il a d’ailleurs les cheveux coupés courts, la barbe rasée de près et porte un manteau sport griffé. Bref, il a l’allure d’un homme d’affaires décontracté, tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Avec un sourire sur le visage qui ne le lâchera pas. De toute évidence, notre rencontre fait partie de la démarche. Et elle fait du bien.

Mais alors que vous lisez ces lignes (plusieurs semaines plus tard), il est sans doute ailleurs. Tel est son souhait, en tout cas.

« Il faut que ça sorte, à un moment donné. Qu’est-ce qui va arriver ? Très bonne question. […] Mais oui, je suis en démarche de coming out. » Il le sait : sa conjointe et ses enfants vont sans doute avoir un sacré choc. « Mais je n’ai pas le choix… »

« On voit souvent des gens en transition qui en arrachent, qui ont de la misère à arriver, enchaîne-t-il, en souriant toujours. Pourquoi ne pas démontrer que malgré une belle profession, une belle carrière, ça se peut, des gens dans la société, en politique, des directeurs généraux, qui vivent ça. »

Ça pourrait être bien que je démontre ça au monde entier. Que je fasse une différence…

Benoît

Vivre « ça », c’est-à-dire une « dysphorie de genre », comme on dit dans le jargon. « Et aussi loin que je me rappelle, j’ai toujours été attiré par ce côté [féminin] là, je me déguisais en princesse, je cachais le linge de mes sœurs. » Fait marquant qu’il n’a jamais oublié : cette fois où sa mère a découvert le pot aux roses. « Il ne faut pas que ton père voie ça… » Un commentaire qui est resté gravé dans le cerveau de Benoît. « La société n’accepte pas ça, a-t-il enregistré. Et… j’ai arrêté. »

Complètement ? Plus ou moins, vous verrez. N’empêche que l’idée d’une garde-robe féminine lui a toujours « trotté dans la tête ».

Adolescent, puis à l’âge adulte, Benoît se fait facilement des « blondes ». « Je suis attiré par les femmes, leur beauté, je veux leur ressembler », rationalise-t-il. Et puis il le sait : « Veux, veux pas, j’attire les filles, c’est sûr, je ne suis pas laid, et puis elles sont attirées par mon côté plus féminin. Je suis empathique. Je n’ai pas de misère à me faire des amies non plus. » Son intérêt pour les hommes ne viendra que beaucoup plus tard. « Et je ne m’y attendais pas… » On y viendra.

Précisons qu’au lit, par contre, il assure alors plutôt mal. « C’est toujours la même histoire : je sens une pression, je vois ça comme une corvée. »

Je regarde les filles et j’aimerais être à leur place. Je les jalouse au point de tomber en panne !

Benoît

Toujours est-il qu’il y a dix ans environ, Benoît rencontre la mère de ses enfants. Ensemble, et rapidement, ils fondent une famille. « Elle n’est pas tant attirée par le sexe, elle est désorganisée, stressée, fatiguée, alors je suis capable de gérer à travers ça… »

Étrangement, elle est aussi « zéro féminine » et ne porte jamais le moindre maquillage. « Elle aime ça rough, moi, je suis plutôt du genre rose pâle, douceur. Elle aime les poils, je n’en ai pas. […] On a toujours eu ce différend. Des fois, elle me menace de partir, mais je sais que j’amène une stabilité : on a un chalet… »

Parlant de chalet, c’est avec cet achat que tout a déboulé. Mais avant, permettez une parenthèse : c’est qu’au fil de toutes ces années, Benoît a aussi vécu différentes phases d’accumulation, puis de purge de vêtements féminins. Il n’en fait mention qu’ici, à ce moment précis. À chaque série d’achats (robes, perruques, maquillage) succède un radical « ça n’a pas d’allure », où Benoît vide grenier, entrepôt, etc. Sauf qu’avec ce chalet, justement, l’obligation de vider perd sa raison d’être. Il ne manque plus d’espace et il a du temps sur les bras, pendant qu’il quitte femme et enfants pour « rénover ».

S’est-il déjà confié ? Jamais, hoche-t-il de la tête. Mais pourquoi donc ?

La peur de décevoir, en général. J’aime réussir. J’aime que les gens soient fiers de moi. Et puis la peur de perdre, aussi…

Benoît

Peur qui l’habite moins aujourd’hui, devine-t-on.

Voilà effectivement un an, très exactement, qu’il se monte donc une vraie garde-robe à ce chalet. Sur un vieux compte Facebook ouvert au féminin (sous le nom de Joannie*), il publie ainsi photos, tests de maquillage, etc. « Finalement, je ne fais pas tant de rénos, sourit-il. Et puis, je ne sais pas ce qui s’est passé, mais je me suis retrouvé avec des milliers d’abonnés. Et ça me fait énormément de bien. »

Pas que parce qu’il est devenu une sorte d’« Instababe » (ou babe d’Instagram, un titre qui n’est pas étranger à sa récente remise en forme), comme le taquine désormais sa sœur, à qui, oui, il vient tout juste de se révéler. « Mais parce que ça me rend heureux, heureuse, nuance Benoît, pour la première fois au féminin. La vie me sourit, je me sens mieux, je dois passer à une autre étape. Je dois dire qui je suis : Benoît veut devenir une femme. »

L’histoire ne s’arrête pas là. L’automne dernier, il a commencé les hormones. Et pour la première fois de sa vie, il est sorti avec des amis trans, rencontrés en ligne, par l’entremise de son profil Facebook féminin. « En blonde, dans mon grand manteau blanc, c’est sûr que je flashe quand je sors de mon gros truck », rayonne-t-il. Cette soirée-là, il (ou plutôt elle, Joannie) a aussi rencontré un gars. « Un beau mâle avec de la barbe. Il m’a pris sous sa protection. […] Et j’ai aimé ça, être sa fille pour la soirée. »

Ça ne l’avait jamais effleuré, pourtant, et pour la toute première fois, quand Benoît/Joannie s’est retrouvé dans son lit, il s’est « laissé aller, ça a été extraordinaire ». « C’était ma place ! »

Son interprétation ? « Ça a éveillé quelque chose en moi. Une vie normale en femme, c’est ça que je veux. »

Bien sûr, Benoît sait que la nouvelle va faire mal. Sans doute à sa femme, sans oublier ses enfants. « Mais ça fait 43 ans que je reste un homme parce que j’ai peur de décevoir mon entourage. C’est moi qui souffre là-dedans. Là, après 43 ans, j’ai le goût de penser à moi. J’ai le droit de vivre ce que je vis, conclut-il, tout sourire. Go, j’embarque, c’est le temps. »

* Prénoms fictifs, pour protéger son anonymat