Des courtiers immobiliers de toutes les enseignes enfreignent la loi du CRTC sur la sollicitation téléphonique. Les propriétaires qui choisissent de vendre par eux-mêmes sur DuProprio et Marketplace reçoivent jusqu’à une dizaine d’appels illégaux chaque jour, et truffés de mensonges, a-t-on pu observer.

« Vous n’avez pas encore vendu votre maison ! », s’exclame au bout du fil un courtier de RE/MAX. Sa déclaration me surprend, car je viens à l’instant de mettre la maison de mes parents à vendre par moi-même, et le marché n’est plus celui de la pandémie.

Dans l’heure qui suit, une courtière de Royal LePage m’appelle : « C’est sûr que vous ne vendrez pas si vous ne signez pas avec un courtier ! », affirme-t-elle. Le téléphone sonne encore. Un numéro s’affiche sans nom. « Les gens sur DuProprio finissent avec un courtier, Madame », insiste un autre courtier de RE/MAX. Un autre encore ajoute un argument altruiste : « Je veux aider la société, Madame. »

Le rythme de trois à cinq appels par jour est lancé. Sans relâche. Arrogance, insistance, mensonges. Sans compter les annonces personnalisées avec bonbons et chocolats dans la boîte aux lettres et tous les messages sur Marketplace qui réclament « 20 minutes seulement » de mon temps. Sans relâche, je répète ma cassette : « Je veux vendre par moi-même, mais vous pouvez amener des acheteurs. »

« Ce n’est rien, je reçois actuellement jusqu’à 11 appels par jour », raconte Sylvain. Il vient d’afficher son plex sur DuProprio. Le même manège s’était produit l’été dernier lors de la vente de son condo situé à Montréal. « C’était vraiment l’enfer, parce que la propriété était très attractive, relate-t-il, agacé. C’est rendu que je ne réponds plus au téléphone. »

Pierre, lui, dénombre aussi 10 appels par jour depuis qu’il a mis en vente sa magnifique maison de Laval. « Ils sont très agressifs, à en être déplaisants. »

Après le 20e appel, je me rends compte qu’un « non » ne suffit pas à repousser les courtiers. « Si tu veux que les courtiers arrêtent de t’appeler, tu dois signer avec moi », me disent-ils, chacun leur tour, certains en riant.

Des courtiers des enseignes Engel & Völkers, Sotheby’s International, V. Agence immobilière, Sutton, Royal LePage ou RE/MAX, installés à Westmount, Montréal, Laval et même New York… se disent les mieux placés pour vendre la propriété de Boucherville, sur la Rive-Sud.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Vendre sa maison soi-même

Est-ce qu’il y a un moyen d’arrêter ce flot d’appels incessant ? Une sorte de pare-feu téléphonique anti-courtier ?

Ce moyen existe depuis 2009 : la Liste nationale des numéros de télécommunication exclus (LNNTE) du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC). Elle a été conçue afin de réduire le nombre d’appels de télémarketing que les Canadiens reçoivent, y compris ceux des courtiers immobiliers qui sollicitent un contrat pour vendre une propriété.

Le numéro de téléphone de mes parents, utilisé pour l’annonce, y est inscrit depuis 2014. L’inscription est permanente pour les numéros résidentiels et les numéros de téléphone cellulaire.

Comment donc expliquer tous ces appels ? Jusqu’ici, j’en ai reçu plus de 80. Par le passé, des agences de courtage ont pourtant dû payer de grosses amendes.

La sanction s’élève à 1500 $ par infraction pour le courtier et à 15 000 $ pour la franchise.

Je pose systématiquement la question à tous les courtiers qui appellent en notant leurs commentaires et leur nom. Plusieurs hésitent à me donner leur nom de famille.

Six réponses bancales

La même question a été posée à tous les courtiers qui ont appelé : « Avant de composer mon numéro, avez-vous vérifié s’il était sur la liste d’exclusion du CRTC ? » Voici quelques réponses :

– La quoi ?

— Je vais être 100 % honnête avec vous, aucun courtier ne vérifie ça.

– En entrant votre numéro dans le système, je me suis trompé d’un chiffre.

– Je fais les choses dans les règles de l’art, comme mon code de déontologie me dit de le faire.

– Votre numéro est public, je peux vous appeler, lisez la loi.

– Il y a une exclusion pour les vendeurs de DuProprio.

La vice-présidente et chef des opérations de Sutton Québec, Julie Gaucher, assure que les courtiers ont le droit d’appeler les clients de DuProprio, même s’ils sont inscrits sur la liste d’exclusion du CRTC, « parce qu’ils offrent leur numéro à tout le monde » et que « ça veut dire qu’ils acceptent d’être sollicités ».

Tout en reconnaissant que de nombreux courtiers véhiculent cette information, l’Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec (OACIQ) affirme que c’est plutôt au CRTC de veiller à son application.

CRTC : « pas d’exclusion dans la loi »

« L’argument ne tient pas la route et c’est aussi l’opinion de nos avocats », rectifie Alain Garneau, directeur de la mise en application des télécommunications au CRTC. Celui qui travaille dans le secteur Conformité et Enquêtes prend le temps de m’expliquer la loi en détail.

Il n’y a pas d’exclusion dans la loi. Pas d’exclusion parce que le numéro est public, sur une pancarte ou sur le site DuProprio. Afficher son numéro sur Marketplace ou DuProprio, ça ne veut pas dire que tout le monde peut te solliciter. À la rigueur, le consommateur pourrait dire : je l’ai justement mis sur le site DuProprio pour ne pas me faire achaler par les courtiers.

Alain Garneau, directeur de la mise en application des télécommunications au CRTC

« Cet argument revient à dire que parce que le numéro est sur DuProprio, un marchand de tapis peut appeler, un marchand de portes et fenêtres, et on peut continuer longtemps… Ce n’est pas parce que c’est la vente d’une propriété que les courtiers peuvent être traités différemment du manufacturier de meubles ou de portes et fenêtres. Tout le monde est sur un pied d’égalité », poursuit M. Garneau.

Le problème ne date pas d’hier, soutient-il. « Nous avons fait beaucoup d’éducation d’un bout à l’autre du Canada. Les régulateurs provinciaux sont très au courant. Si quelqu’un l’ignore, il fait preuve d’aveuglement volontaire. »

« Le gain à faire vaut le risque »

L’expectative de gain est largement supérieure au risque, analyse Alain Garneau, du CRTC. « On minimise ça parce que ce ne sont pas des infractions pénales et qu’on n’a pas de casier judiciaire.

Le courtier se donne bonne conscience en se disant que la personne a mis son numéro sur l’internet, que ça ne fait de mal à personne… Il fait taire la petite voix intérieure qui dit que ce n’est pas une bonne idée en se disant qu’il va peut-être obtenir une inscription qui va peut-être rapporter 25 000 $ et qu’il va peut-être vendre rapidement.

Alain Garneau, directeur de la mise en application des télécommunications au CRTC

Malgré toutes les mentions que Sylvain a pris soin d’écrire sur son affiche – « agents s’abstenir » et « mon numéro est sur la liste LNNTE » –, le téléphone ne dérougit pas et des courtiers lui laissent même des messages vocaux.

Le porte-parole de Royal LePage, Marc Lefrançois, courtier immobilier chez Royal LePage Tendance, m’indique que des franchisés de son enseigne ont dû payer de fortes amendes par le passé et que depuis ils se font « rappeler à l’interne très souvent la procédure ».

Quelques heures après notre entretien, la vice-présidente et chef des opérations de Sutton Québec se corrige par écrit. Après avoir vérifié les règles, elle reconnaît s’être trompée, et s’excuse au nom de tous les courtiers pour la sollicitation auprès de personnes dont le numéro figure sur la liste d’exclusion du CRTC.

« Tant que les courtiers ne se font pas prendre, ils vont continuer », explique au téléphone Martin Desfossés, courtier chez RE/MAX Bonjour, qui connaît bien le dossier de la sollicitation illégale pour avoir été longtemps coach et porte-parole de DuProprio. « Le gain à faire vaut le risque. »

Un modèle d’affaires à revoir

Solliciter chaque client inscrit sur DuProprio est un modèle d’affaires utilisé sans complexe par de nombreux courtiers immobiliers et même enseigné dans les écoles.

Jean-Pierre Mercier, un spécialiste renommé de la vente, fondateur de Challenge Action, forme des courtiers à la prospection.

« La première façon d’aller chercher des maisons pour un courtier, ce sont les AVPP, m’explique-t-il. Les maisons “à vendre par les propriétaires”, ceux qui se disent qu’ils vont économiser des frais sur la commission en vendant par eux-mêmes.

On essaie de leur démontrer que ce serait plus pertinent de vendre en passant par un agent, parce que ce qui est important, c’est ce qu’ils vont garder dans leurs poches.

Jean-Pierre Mercier, spécialiste de la vente, fondateur de Challenge Action

Jean-Pierre Mercier assure qu’il dit aux courtiers de respecter la loi du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC). « Ce n’est pas légal. Ça ne sert à rien de faire du harcèlement. »

« DuProprio, c’est vraiment notre outil de travail. Mon travail, c’est de trouver des maisons à vendre, et je les trouve sur DuProprio », expliquait pourtant une courtière lors d’un appel de sollicitation.

Une autre disait que sa tactique est d’attendre au moins six mois. Quand les propriétaires sont découragés, c’est un jeu d’enfant d’obtenir le contrat de courtage, affirmait-elle.

Le porte-parole de Royal LePage, Marc Lefrançois, courtier immobilier chez Royal LePage Tendance, soutient que les courtiers ne se servent presque plus de la liste du CRTC parce que trop de Canadiens y sont inscrits et que c’est une perte de temps.

Moi, j’utilise la poste. La poste, c’est toujours légal. Si je vois une maison à vendre sur DuProprio ou sur Marketplace dans mon secteur, je vais porter dans la boîte aux lettres une enveloppe avec une carte-cadeau de 5 $ du café du coin. Mon approche, c’est de ne pas être invasif, de susciter l’intérêt de la personne, et si elle est intéressée, elle va m’appeler.

Marc Lefrançois, courtier immobilier chez Royal LePage Tendance

« Ça fait 32 ans [que je suis courtier] et je n’ai jamais fait de sollicitation, déclare de son côté Georges Bardagi, dirigeant de Bardagi Équipe immobilière – RE/MAX du Cartier GB. Je préfère de loin les contacts de notre entourage, de nos anciens clients. C’est plus professionnel et moins abrutissant.

« Quand j’appelle un client pour lui proposer de faire affaire avec moi, je suis un vendeur. Quand le client m’appelle pour me demander mon opinion sur la façon de vendre sa propriété et le prix qu’elle vaut, je suis un expert. Ce n’est pas la même relation. »

Comment fonctionne la liste du CRTC ?

Tous les Canadiens peuvent inscrire gratuitement leur numéro de téléphone résidentiel ou leur numéro de téléphone cellulaire sur la Liste nationale des numéros de télécommunication exclus (LNNTE) du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), en ligne ou par téléphone.

De leur côté, les télévendeurs comme les courtiers immobiliers sont tenus par la loi de s’abonner à la LNNTE. Toutes les enseignes doivent s’enregistrer et paient des frais pour télécharger les mises à jour.

Chaque franchisé paie 3000 $ par indicatif régional. « Une fois qu’on a payé les indicatifs régionaux, on télécharge les clés dans Télélisting et les courtiers sont obligés d’être abonnés à Télélisting », explique la vice-présidente et chef des opérations de Sutton Québec, Julie Gaucher.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

« C’est Royal LePage qui me fournit ce service, précise Marc Lefrançois, courtier immobilier chez Royal LePage Tendance. Je le paye dans mes affiliations avec Royal LePage. »

Les frais varient de 175 $ à 200 $ selon les enseignes.

« Il faut que je me connecte, puis que j’entre le numéro de téléphone que je veux appeler, et ça m’indique si ce numéro est sur la liste ou pas. Mais je ne fais pas ce type d’appels », précise-t-il.

Les organismes de bienfaisance, les journaux qui offrent des abonnements, les partis politiques et leurs candidats de même que les entreprises effectuant des études de marché, des sondages ou des enquêtes sont exemptées de l’application des Règles sur la LNNTE.

Les entreprises avec lesquelles vous avez une relation d’affaires en sont également exemptées, indique le CRTC. Par exemple, si vous avez fait affaire avec un courtier immobilier au cours des 18 derniers mois, il a le droit de vous téléphoner même si votre numéro est inscrit sur la liste.

Quand il y a violation, le CRTC va frapper à la porte de l’agence immobilière. Elle risque de recevoir une amende de 15 000 $ par infraction. Par exemple, si un courtier appelle un numéro de la liste, en dehors des heures permises et avec son numéro masqué, il commet trois infractions, rappelle Alain Garneau, directeur de la mise en application des télécommunications au CRTC.

Déposer une plainte

Vous pouvez porter plainte sur le site web de la LNNTE ou en appelant au numéro sans frais 1 866 580-3625.

Si vous recevez un appel non sollicité, le CRTC conseille de ne pas raccrocher, car pour déposer une plainte, vous devez fournir le nom ou le numéro de l’entreprise qui vous a téléphoné, de même que la date de l’appel et votre numéro de téléphone.

« On a des ressources limitées, mais on est quand même efficaces, soutient Alain Garneau. Tous les trois mois, on a une mise à jour de l’équipe d’enquête. »

Depuis la création du régime en 2008, le CRTC a imposé des sanctions administratives totalisant plus de 11 millions de dollars en lien avec des violations aux Règles sur les télécommunications non sollicitées. Les courtiers représentent environ 2 % de toutes les plaintes réparties entre les lignes d’astrologie payantes, les équipements de chauffage et de ventilation, les services d’entretien de pelouse, le nettoyage de conduits d’aération, les services de radio satellite et les magasins de meubles.

Signes de manipulation

Pour convaincre leurs interlocuteurs de leur accorder le mandat de vendre leur maison, les courtiers ne manquent pas d’arguments, qui peuvent s’apparenter à de la manipulation.

« Si tu démolis la confiance de la personne et te présentes comme quelqu’un de crédible, comme quelqu’un qui connaît le marché, c’est une arme puissante », affirme Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec.

Surtout lorsqu’il est question de ce qui est souvent le plus gros actif d’une famille.

La combinaison de l’introduction de la peur et du doute dans la tête de quelqu’un et du biais d’expert est une tactique utilisée depuis longtemps dans divers domaines, rappelle-t-elle.

Il y a eu les « Vous ne vendrez pas sans courtier », martelés par plus de 80 courtiers. Puis les « Vos photos ne sont pas bonnes », même si j’ai pris la peine d’engager une photographe primée.

« Il y a des erreurs sur votre fiche », a-t-on aussi ajouté. Quelles erreurs ? « Ah non, désolé, fausse alerte, Madame. »

« Votre texte est mal écrit », disent certains. Vraiment ? « Le prix n’est pas bon », avancent d’autres. J’ai pourtant engagé un évaluateur agréé du secteur.

« Les affaires légales, c’est compliqué. » J’ai justement embauché un notaire. « C’est pas la même chose ; nous, on est spécialisés là-dedans », répond un courtier.

« C’est dangereux pour votre sécurité de faire les visites », ajoute-t-on.

« Quand un courtier utilise la technique qui consiste à mettre une personne dans le doute et tente de la convaincre que sa conduite va causer un tort, cette personne ne métabolise pas nécessairement que son interlocuteur est en conflit d’intérêts », explique Mme Grou.