La culture d’acceptation de l’alcool est ébranlée. Alors qu’on a toujours pensé que boire avec modération, c’était correct, on nous dit désormais qu’on court un risque « élevé » à partir de sept verres par semaine. Ce resserrement des recommandations dépasse les frontières du Canada. Tour d’horizon (et des intérêts en jeu).

Évolution

Les repères en matière de consommation d’alcool à faible risque ne sont pas nouveaux. Au début du XXe siècle, la recommandation dominante dans le monde médical anglo-saxon était de 28 g à 43 g d’alcool par jour, soit de 2 à 3,5 verres standards canadiens.

Ces repères, surtout, ne sont pas fixes. Depuis le début des années 1980, ils évoluent d’une décennie à l’autre et d’un pays à l’autre, en fonction de données épidémiologiques, de la définition sociétale de ce qui est considéré comme un risque acceptable, mais aussi de la fonction qu’on leur attribue.

C’est dans ce contexte que le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances (CCDUS) a présenté lundi ses nouveaux repères. Un groupe d’experts a établi une modélisation mathématique pour répondre à cette question : combien de verres faut-il boire pour courir un risque de mortalité de 1/1000 associé à l’alcool ? Sa réponse : deux verres standards par semaine. Et un risque de 1/100 ? Six verres par semaine. Les experts ont conclu que le risque lié à l’alcool serait ainsi « de négligeable à faible » avec un ou deux verres par semaine, « modéré » avec trois à six verres, et « élevé » avec six verres et plus par semaine.

Lisez l’article « Les recommandations doivent changer »

Les lignes directrices précédentes suggéraient au plus 10 verres par semaine pour les femmes et 15 pour les hommes.

13,45

Au Canada, un verre correspond à 13,45 g d’alcool pur, ce que contient une bouteille de 341 ml de bière à 5 %. En Europe, un verre correspond à 10 g d’alcool.

Tendance

Les recommandations varient beaucoup d’un pays à l’autre, selon une étude publiée en 2016 dans la revue Addiction. Dans les 37 pays qui proposaient des limites (de nombreux pays n’en ont pas), elles variaient du simple au quadruple chez les femmes (de 10 g à 42 g par jour) et du simple au quintuple chez les hommes (de 10 g à 56 g par jour). Certaines n’étaient aucunement basées sur la science.

« Mon impression, c’est que les épidémiologistes essaient encore d’établir ce que signifient risque faible et risque élevé en matière des différentes conséquences », explique à La Presse la chercheuse principale, Agnieska Kalionowski. On peut aussi penser que, pour la Santé publique, c’est peut-être teinté de la situation locale et de ce qu’on cherche à optimiser. »

Une tendance semble toutefois s’être dessinée dernièrement : la révision à la baisse. Le Canada suit en effet l’exemple du Royaume-Uni, de la France et de l’Australie, qui ont tous resserré leurs repères au cours des six dernières années en fixant comme maximum 10 verres par semaine.

Aux États-Unis, un comité d’experts avait suggéré en 2020 d’abaisser la limite à un verre par jour pour les hommes, mais la recommandation n’a pas été retenue dans le guide alimentaire. Des scientifiques de l’Université Harvard s’étaient opposés à ce changement, arguant qu’on manquait de données scientifiques pour le soutenir. Des critiques parlaient même de « prohibition discrète ».

Soulignons qu’en 2010, l’Organisation mondiale de la santé a publié une « stratégie mondiale visant à réduire l’usage nocif de l’alcool » qui énumérait diverses mesures pour y arriver, comme taxer davantage les boissons alcooliques, restreindre leur publicité et même leur accessibilité.

Intérêts

Il reste à voir l’impact que les nouveaux repères canadiens auront. Professeur associé au département de sociologie et d’anthropologie de l’Université de Guelph, en Ontario, Andrew Hathaway guette surtout la réaction des gouvernements. Soulignons que le comité d’experts du CCDUS demande à Santé Canada un règlement en matière d’étiquetage.

PHOTO FOURNIE PAR ANDREW HATHAWAY

Andrew Hathaway étudie les politiques en matière de drogue.

« C’est intéressant de s’interroger à propos des différents intérêts en jeu avec une annonce comme celle-ci, parce qu’elle représente un changement significatif dans la façon dont nous considérons ce qu’est une consommation modérée d’alcool », souligne le professeur Hathaway, qui a toujours perçu une forme de complicité entre les gouvernements et l’industrie de l’alcool. « Ça soulève des questions intéressantes : quel calcul a été fait ? Et est-ce que les gouvernements vont dire qu’ils découragent désormais la consommation d’alcool ? »

L’alcool rapporte à l’État canadien, mais il lui coûte encore plus cher, selon une récente étude du Canadian Institute for Substance Use Research. En 2014, les revenus annuels ont été chiffrés à 10,9 milliards de dollars, mais les coûts sociétaux (système de santé, perte économique, justice...), à 14,6 milliards.

Selon la professeure Louise Nadeau, qui a siégé 27 ans au conseil d’administration d’Educ’alcool, il est grand temps que les contenants de boissons alcoolisées renseignent sur le nombre de consommations standards qu’elles contiennent. « Si Santé Canada, qui a soutenu le projet avec de l’argent public, soutient le travail de ces experts, alors il faut très rapidement une réglementation », dit Louise Nadeau.

Plaisir

Les gens ordinaires, qui boivent avec modération, peuvent se demander comment réagir à ces nouveaux repères. Comme l’a noté la chercheuse Agnieska Kalionowski dans son étude, il n’existe pas de preuve solide démontrant que ces changements de recommandations ont un effet réel sur les comportements.

Le professeur Andrew Hathaway s’attend à ce qu’une « petite minorité » de gens réagissent en arrêtant de boire. « L’une des choses que la Santé publique tend toujours à sous-estimer, lorsqu’elle calcule les coûts et bénéfices, ce sont les bénéfices pour la santé mentale, dit-il. Pour faire une bonne analyse, il faut tenir compte du plaisir. »