Commençons par une digression : Fiston préfère dire « le COVID », comme les Français, et moi, « la COVID ». L’Académie française a tranché, donc permettez, Madame, que je vous vouvoie. On ne se connaît pas. C’est très bien comme ça.

Mon collègue Sylvain Sarrazin a eu l’idée de demander à nos lecteurs de vous écrire une lettre, pour souligner l’anniversaire de votre arrivée parmi nous. J’ai hésité à le faire à mon tour. J’aurais beau tenter de me convaincre du contraire, on craint tous à divers degrés le ridicule. La formule de la « lettre à » nous y expose inévitablement. Tant pis, je m’y risque.

Si j’ose vous écrire, c’est surtout parce que je ne nie pas votre existence. Ceux qui remettent en question les 10 000 morts que vous avez laissés sur votre passage, seulement au Québec, me désolent. Je lis leurs inepties sur les réseaux sociaux et j’enrage. Leur obstination mal avisée à relayer des faussetés, à désinformer, est abjecte. Je ne tolère pas leur manque de solidarité, d’empathie et d’humanité.

S’il est une chose que je dois vous concéder, c’est que vous avez révélé la véritable nature de bien des gens. On a reconnu la générosité et la bienveillance dans l’élan de solidarité et d’entraide de beaucoup. Ceux qui se sont portés volontaires dans le réseau de la santé, ceux qui ont donné un coup de main à leurs voisins, ceux qui ont trouvé des solutions ingénieuses pour vous tenir tête.

J’ai rêvé, l’instant d’un mirage, d’une prise de conscience planétaire des dangers qui nous guettent. Que l’on saisirait enfin collectivement l’ampleur de la menace dont nous préviennent les scientifiques depuis des décennies, en particulier en ce qui concerne le climat et l’environnement.

J’ai imaginé que même les plus récalcitrants, même les plus centrés sur leurs propres intérêts, admettraient que si l’on ne fait pas davantage d’efforts pour s’en sortir, l’échec sera brutal. Que la pandémie mondiale servirait d’avertissement : imiter Fiston et pratiquer l’évitement, en espérant que son prof de maths ne s’apercevra pas que son travail n’a pas été complété, ne sera jamais une stratégie gagnante.

Mais c’était trop demander à la nature humaine. Vous avez mis en lumière bien des individualistes, des égoïstes, des égocentriques. Ils pullulent depuis un an dans les réseaux sociaux, qu’ils polluent de leurs théories du complot. Les plus dangereux en ont fait leur fonds de commerce. Délirants gourous de sectes, adeptes du virement direct.

Dans ce cahier, nos lecteurs vous apostrophent, vous insultent ou vous remercient. Pour leur rapport au temps qui n’est plus le même ou pour le temps précieux que vous leur avez fait perdre. Pour l’ordre qu’ils ont mis dans leurs priorités ou pour les soucis que vous leur avez causés. Ce sont des retraités sereins ou des élèves du secondaire déprimés, des travailleurs essentiels qui montent la garde ou une jeune poète de 10 ans bien inspirée. Il y a dans leurs lettres de la colère, de la détresse, mais aussi de l’espoir et même de l’humour.

Je me suis souvent reconnu dans ce qu’ils vous ont écrit. Même si j’ai vécu un confinement privilégié. Aucun de mes proches n’a été rendu malade à cause de vous. Je n’ai pas cessé de travailler, je ne me suis pas senti plus isolé, anxieux ou déprimé qu’à l’habitude. Les inconvénients que vous m’avez fait subir sont mineurs. Alors que plusieurs ont vécu une année cauchemardesque, faite d’inquiétudes, de deuils, de séparations, de soucis de santé, d’insécurité financière…

Je suis au mitan de la vie. Mon quotidien de père de famille était routinier avant votre venue. Il le sera tout autant quand vous ne serez plus qu’un mauvais souvenir. Il en va tout autrement pour des adolescents privés de rites de passage, des enfants qui pourraient développer des troubles d’apprentissage ou décrocher, des personnes âgées qui calculent déjà que la pandémie leur aura coûté le dixième de ce qui leur reste à vivre.

Je pense à eux. À ceux qui n’auront pas vraiment connu une fin du secondaire ou un cégep digne de ce nom, à ceux pour qui l’émancipation et l’insouciance du jeune âge adulte ont été escamotées. À ceux qui n’ont pu profiter de leur retraite pour voyager comme prévu, qui n’ont pu voir leurs petits-enfants grandir ni les tenir dans leurs bras.

Je pense aux profs débordés par la tâche que l’on attend d’eux, aux élèves déprimés ou en situation d’échec, contraints de s’adapter à l’enseignement à distance. Je pense aux soignants épuisés, aux patients inquiets devant le délestage et le report des interventions chirurgicales. Je pense aux familles endeuillées, aux travailleurs mis à pied, aux entrepreneurs menacés de faillite.

Je pense à eux et je chéris ma chance. Celle d’avoir pu, à certains égards, profiter de vous. Pour mettre à profit la technologie afin de ne pas perdre de temps, notamment dans les déplacements. Pour, surtout, passer plus de temps en famille.

Cette semaine, avec Fiston, nous avons commencé à regarder tous les films de Harry Potter, bien installés dans le salon. C’est le souvenir que je conserverai de vous, grand mal dont on finira par ne plus prononcer le nom, comme Voldemort. La douce quiétude et le grand plaisir de multiples soirées de cinéma maison avec mon garçon, les lumières éteintes, le son très fort, partageant un sac de popcorn, côte à côte sous une couverture bien chaude.