La cuisine, que l'on considère souvent aujourd'hui comme le coeur de la maison, a énormément évolué depuis un siècle. Survol d'une métamorphose qui a suivi le rythme des mouvements de la société et de l'émancipation féminine.

Chacun sa place et les chaudrons seront bien gardés?

Longtemps, la cuisine s'est résumée à la présence d'un coin cuisson, d'un point d'eau et d'une dépense pour les aliments. Dans les demeures bourgeoises, où l'on disposait d'un personnel pour les tâches domestiques, une grande pièce à vocation utilitaire était reléguée au fond de la résidence, quand ce n'est pas à l'extérieur de la maison. L'aménagiste de l'Université de Montréal Virginie LaSalle, professeure adjointe en design d'intérieur, explique que l'espace cuisine était conçu afin de marquer les différences de statuts. «On développait des circuits pour les domestiques, et d'autres pour les maîtres de maison et les invités, afin d'éviter qu'ils ne se croisent.» Au milieu du XIXsiècle, aux États-Unis, ces corridors commencent à disparaître tandis qu'on se questionne sur les rapports entre les classes et les sexes. 

«Jusqu'à ce qu'on ait le salaire minimum [arrivé en 1940 au Québec], c'était des servantes qui cuisinaient, observe Anne-Marie Broudehoux, professeure à l'École de design de l'UQAM. Quand on n'avait pas les moyens, c'était la mère. Ça en dit long sur les conditions de la femme à l'époque.»

L'aménagement féministe

Des féministes vont révolutionner la façon de concevoir cette pièce dans l'idée de favoriser des liens plus égalitaires. Catharine Beecher, une abolitionniste qui milite pour l'éducation des femmes et l'amélioration des conditions de vie de la ménagère, lance le bal aux États-Unis vers 1850. Beecher repense la maison sans domestiques, en s'attardant à l'organisation spatiale de la cuisine. L'idée est poussée plus loin au début du XXe siècle par l'auteure Christine Frederick, qui implante la notion d'économie de pas, et par l'ingénieure allemande Erna Meyer, qui analyse les mouvements associés aux tâches ménagères. La psychologue industrielle Lillian Moller Gilbreth développe, quant à elle, un concept de cuisine en L qui donnera plus tard naissance au triangle d'activités toujours d'actualité aujourd'hui, qui vise à favoriser les déplacements entre trois pôles: le four, le réfrigérateur et l'évier.

La cuisine de Francfort

PHOTO PIERRE MCCAN, ARCHIVES LA PRESSE

Cuisine 1991. Une teinture a été appliquée pour faire blanchir le bois des armoires et ainsi rajeunir la cuisine.

En 1926, Margarete Schütte-Lihotsky, première femme architecte autrichienne, dessine une cuisine petite et fonctionnelle de type laboratoire, qui sera intégrée à 10 000 logements abordables en Allemagne. Considérée comme la première cuisine équipée, la cuisine de Francfort intègre des unités fixes, contrairement à l'ancien mobilier qu'on pouvait déplacer au besoin. Ce réaménagement est la clé de l'émancipation des femmes, selon sa conceptrice, qui resserre la cuisine autour du corps de la ménagère pour lui économiser des pas et faciliter ses mouvements. L'architecte souhaite ainsi offrir aux ménagères plus de temps pour les loisirs et la famille. «Dans les faits, nuance Virginie LaSalle, les femmes se sont retrouvées isolées dans ces pièces sombres, avec plus de temps pour effectuer encore plus de tâches domestiques.»

L'antre de la reine du logis

IMAGES FOURNIES PAR ELI REDZKALLAH

L'artiste visuel et photographe Eli Redzkallah s'est amusé à recréer des publicités du milieu du XXe siècle en inversant les rôles.

Durant la Seconde Guerre mondiale, la pénurie de main-d'oeuvre a envoyé les femmes sur le marché du travail. Une fois la guerre finie, il a fallu les persuader de retourner à la maison. «Cette période coïncide avec l'arrivée des électroménagers, indique Anne-Marie Broudehoux, qui s'intéresse à l'histoire sociale des aménagements intérieurs. On travaille sur toute la psychologie féminine pour convaincre les femmes que leur place est au foyer, mais qu'elles disposent maintenant de tout un troupeau de servantes électriques.» Plusieurs publicités de l'époque montrent une femme en robe cocktail, attendant son mari avec le sourire aux lèvres et un thé ou un martini à la main. Le souper, fait-elle remarquer, semble s'être fait par magie. 

À l'ère du souper Swanson

PHOTO WIKIMEDIA COMMONS

En 1926, Margarete Schütte-Lihotsky dessine une cuisine petite et fonctionnelle de type laboratoire, qui sera intégrée
à 10 000 logements abordables en Allemagne.

Alors que les électroménagers se présentent dans une variété de couleurs et de designs, et que des hottes permettent une meilleure évacuation des odeurs, la cuisine s'ouvre graduellement sur le reste de la maison. Les femmes n'ont plus envie d'être confinées dans une pièce exiguë et mal éclairée. C'est l'aire du repas industriel Swanson et celle de l'intégration d'un coin repas pour la famille, censé favoriser la participation de la maisonnée aux tâches ménagères. Ce voeu ne sera cependant exaucé que des décennies plus tard, malgré le retour progressif des femmes sur le marché du travail. 

Un mouvement de balancier

PHOTO GETTY IMAGES

Dans les années 50. La femme ouvre une bière qu'elle offre à son mari.

L'affirmation identitaire du Québec et le retour aux sources des années 70 se transposent dans un regain d'affection pour les cuisines d'antan, dans les années 80. Fini, l'aluminium tubulaire et l'«arborite»; bonjour, les armoires en chêne à motif diamant. On voit également poindre la tendance des panneaux lisses en mélamine, qui donnent à la pièce une allure contemporaine. «Quand j'ai commencé, on dessinait des cuisines en U, en L, ou de type laboratoire, selon l'espace et la configuration», se rappelle Nancy Ouellet, cuisiniste depuis 1993 pour Club cuisine BCBG. La cuisine standard faisait alors autour de 10 pi sur 10 pi et s'ouvrait sur l'espace repas ou la salle à manger. «C'est généralement Madame qui venait me voir avec des demandes pour réorganiser son espace. Les hommes étaient peu impliqués, sinon pour s'assurer que leur femme était contente!», ajoute-t-elle. Les choses ont changé...

La cuisine spectacle

PHOTO WIKIMEDIA COMMONS

L'auteure Christine Frederick implante la notion d'économie de pas.

Graduellement, Nancy Ouellet a vu les hommes s'impliquer. «Maintenant, on sent un réel intérêt de leur part et ça rend la chose très agréable parce que la cuisine s'est sophistiquée», soutient-elle. Les surfaces de travail, envahies par les petits appareils électroménagers comme la machine à café, le micro-ondes ou le mélangeur, ont été libérées par l'ajout d'un îlot, devenu un incontournable. La cuisine s'est agrandie, quitte à sacrifier l'espace repas. «Les cuisines sont devenues tellement démesurées, au début des années 2000, que le triangle [d'ergonomie] ne fonctionnait plus. On s'est mis à penser par zones, en intégrant un coin bureau pour les factures, un coin lavage, un coin cuisson, une dépense pour les formats Costco... L'idée, c'était : on est bien ensemble et on essaie d'adapter la cuisine pour tout faire ensemble», explique la cuisiniste. Le budget consacré à l'aménagement de la cuisine a proportionnellement explosé, remarque-t-elle. On veut des comptoirs de quartz ou de granit, des robinets tactiles, des électroménagers de grade industriel, une place pour le cellier...

Ce nouvel espace permet enfin un vrai party de cuisine, estime Anne-Marie Broudehoux. «On est à l'aire de la cuisine spectacle, des émissions de cuisine, de la mise en scène de soi. On cuisine maintenant avec ses invités, un verre de sauvignon blanc posé sur son îlot équipé d'un deuxième évier.» Et cet espace décloisonné ne doit plus être uniquement fonctionnel, mais esthétique, avec des hottes décoratives, un revêtement de plancher identique à celui du reste de la maison, des objets d'art et des luminaires qu'on aurait auparavant réservés au salon. «On ne veut plus avoir l'impression de travailler en cuisine. Il faut que ce soit l'fun!», résume Nancy Ouellet.

Vers un aménagement éthique et personnalisé

PHOTO FOURNIE PAR CLUB CUISINE BCBG 

La cuisine du tournant de l'an 2000 est grande et opulente.

L'espace tend à devenir plus raisonnable de nos jours avec des dimensions «idéales» de 14 pi sur 14. La zone de travail est réduite, mais pas le nombre de cabinets, qui doivent laisser deviner leur contenu au premier coup d'oeil. 

L'une des plus grandes préoccupations actuelles, observe la cuisiniste, est la gestion des déchets qui requiert désormais quatre contenants - pour le recyclage, le compostage, les consignes et les autres déchets. On veut aussi moins de «fabriqué en usine», et surtout pas du «fabriqué en Chine». Pas question non plus d'avoir une cuisine calquée sur celle du voisin: on souhaite un aménagement personnalisé, adapté à ses besoins. «Si j'avais à condenser ça en une phrase pour que ce soit attrayant, conclut-elle, je dirais qu'on vend du sur-mesure fabriqué en usine au Canada, avec des poubelles bien pensées, des matériaux proches de la nature et bons pour l'environnement... et un design non genré!»

PHOTO WIKIMEDIA COMMONS

Catharine Beecher lance l'idée de concevoir la cuisine dans le but de favoriser des liens plus égalitaires vers 1850.