En tombant sur un échantillon de peinture, la jeune Marie-Chantal Milette a eu une révélation : « Certaines personnes sont-elles vraiment payées pour choisir des noms de couleurs ? » Sûrement trop cher, de l’avis de son père, peu impressionné par ce « vert calice » et loin de se douter que ce bout de papier engendrerait une vocation. Vingt ans plus tard, elle est l’une des rares expertes en couleurs du monde et prédit celles de demain.

Pour se mettre au monde en tant que spécialiste de la couleur, Marie-Chantal Milette a fait un coup d’éclat, en 2013, en prédisant avant l’heure la couleur de l’année Pantone : Radiant Orchid (18-3224). Elle reconduisait l’exploit, ou presque, il y a quelques mois en pointant avec justesse le jaune Illuminating (13-0647) de 2021. « Ou presque », car comment se douter qu’en voyant évoluer la pandémie, Pantone choisirait également une autre teinte – un gris neutre, l’Ultimate Gray (17-5104) –, une couleur plus « solide » pour contrebalancer un premier choix guidé par une soif d’optimisme ?

Il n’en reste pas moins que la spécialiste avait encore vu juste dans sa boule de cristal multicolore en prédisant la teinte exacte du jaune de l’heure, même si « prédire » les couleurs de demain tient davantage de l’observation et de l’analyse que de l’ésotérisme, doit-on préciser.

Le métier ne s’apprend pas sur les bancs d’école. Formée en design graphique et publicité à la prestigieuse école The Creative Circus d’Atlanta, Marie-Chantal Milette a ensuite dévoré tous les ouvrages qu’elle a pu trouver sur la psychologie de la couleur, avant d’entreprendre un stage auprès de la directrice de l’institut Pantone, Leatrice Eiseman. Sommité mondiale en psychologie de la couleur, Eiseman supervise le comité qui détermine LA couleur du moment.

« On dit qu’il n’y aurait qu’une centaine de spécialistes en couleurs dans le monde », rapporte Marie-Chantal Milette. Sa société, Kryptonie, conseille des entreprises d’ici, mais également celles d’ailleurs pour leur image de marque ou leurs produits. Le radar couleurs toujours à l’affût, l’experte scanne en permanence les grands évènements et courants de société à la recherche des couleurs émergentes qui se retrouveront partout dans notre environnement, sur la couverture des magazines, sur nos murs, nos accessoires, nos vêtements…

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

L’experte en couleurs Marie-Chantal Milette a fondé sa propre société, Kryptonie, qui conseille des entreprises d’ici et d’ailleurs pour leur image de marque ou leurs produits.

Comment se décryptent les tendances

« Moi, je ne suis pas une fan de sport, mais quand c’est le temps du Super Bowl, je prends mon carnet de notes et j’analyse tout ce qui se passe : de la couleur du veston du gars qui chante l’hymne national aux publicités, raconte l’experte en couleurs. Tous les évènements très médiatisés vont avoir un impact sur les tendances. »

Sa prédiction du Radiant Orchid a été influencée en partie par la victoire des Ravens de Baltimore au Super Bowl de 2013, ce qui avait généré une pluie de confettis mauves assortis au logo de l’équipe. La couleur s’était ensuite affichée dans d’autres évènements.

Marie-Chantal Milette suit de près les tendances sociétales et passe l’actualité internationale au peigne fin tout au long de l’année – « Y a-t-il des conflits entre pays, des nouvelles qui ont fait les manchettes, de grands courants ? » – et consulte les rapports de tendances qui confirment ou non ses analyses.

Ce qui se passe cette année, je l’ai déjà analysé il y a deux ans.

Marie-Chantal Milette, experte en couleurs et fondatrice de Kryptonie

À l’heure actuelle, son regard se porte sur les tendances de l’automne et de l’hiver 2022-2023.

Chaque année, le groupe Color Marketing – l’une des références en matière de couleurs – sonde, quant à lui, autour de 400 professionnels de la couleur sur quatre continents pour identifier les teintes qui domineront dans deux ans. La synthèse de leurs opinions est transposée dans un catalogue de 64 couleurs réparties dans les quatre régions du globe qui deviennent une référence pour des fabricants de produits de toutes sortes et des entreprises de services. Toutes les familles de couleurs figurent dans ce rapport, mais dans des déclinaisons différentes d’une année à l’autre.

En Amérique du Nord, 16 couleurs ont été définies, il y a deux ans, en fonction du pouls de la société et des grands mouvements dans différents secteurs comme les arts, l’environnement, la politique ou l’économie. Elles sont regroupées dans trois « histoires » différentes : Beautiful Waist décrit une plus grande conscience de l’environnement et des déchets que nous générons, Commit-Less, notre phobie collective de l’engagement envers l’autre et dans nos habitudes de consommation, et Time Warp (déformation temporelle), notre rapport changeant au temps.

Des trois histoires choisies avant la pandémie, Time Warp est celle qui a probablement le plus de sens à l’heure actuelle, selon la présidente du groupe, Peggy Van Allen.

La pandémie nous a propulsés encore plus loin dans une société 24/7 où nous sommes branchés les uns aux autres en permanence, peu importe les fuseaux horaires. Et cette technologie a changé notre rapport au temps.

Peggy Van Allen, anthropologue de la couleur et présidente du groupe Color Marketing

La pandémie, malgré son importance, n’a pas tant changé les tendances, estime l’anthropologue de la couleur, mais elle en a accéléré certaines en devançant leur arrivée d’une décennie. Le télétravail, le rapport moins défini au temps, la conjonction travail-loisirs ont pris les devants, sans toutefois éclipser d’autres préoccupations telles que l’environnement, par exemple.

On n’aurait pu prédire une pandémie deux ans à l’avance, évidemment. Cependant, les couleurs actuelles confirment un mouvement qui se dessinait, affirme également Marie-Chantal Milette. « Ça n’allait déjà pas très bien. On parlait beaucoup de stress associé à l’écologie, à la violence, à l’insécurité alimentaire… La pandémie a accentué un sentiment d’anxiété déjà présent. »

Mode, tendance ou choix personnel ?

Les tendances se divisent souvent en fonction de ce qui se passe dans un coin du monde ou dans l’autre. Certaines années sont plus complexes à analyser et donnent lieu à des tendances moins globales pour cette raison, explique Marie-Chantal Milette.

Cette année, étant donné que tout le monde est environ sur la même page, les couleurs se ressemblent beaucoup d’un continent à l’autre. C’est quand même exceptionnel.

Marie-Chantal Milette, experte en couleurs et fondatrice de Kryptonie

Entre tendances couleurs et couleur de l’année, comme celle choisie par Pantone, l’experte en couleurs fait une distinction. « La couleur de l’année met de l’avant une couleur pour des raisons qui ont commencé à transparaître dans l’année précédente. C’est celle qui fait jaser, parce que c’est une célébration immédiate, mais il y a des courants plus forts et plus persistants qui répondent à des raisons plus profondes. »

Ces tendances s’enracinent en réponse à des besoins spécifiques et à des facteurs socio-économiques. « Présentement, on vit une période de grande noirceur. On est enfermés à la maison, on est connectés à nos appareils et on manque de rapports humains. Les répercussions des derniers mois ne s’éclipseront pas du jour au lendemain, même si les choses se replacent. » Certains types de couleurs devraient donc demeurer pour plusieurs années.

Un avenir en couleurs

Depuis 2019, les couleurs saturées laissaient place à des teintes plus douces et subtiles. Le mouvement s’accentue, indique Louise Tellier, qui enseigne les couleurs au département de design d’intérieur du Cégep du Vieux Montréal et qui a siégé aux comités de Color Marketing pendant trois ans. L’experte applaudit également l’émergence d’intérieurs plus personnalisés et moins « noir-blanc-gris ».

Après avoir présenté beaucoup de couleurs saturées dans les dernières années, on se tourne davantage vers des couleurs douces et grisées, estime l’enseignante en design.

C’est beau, le blanc, le gris, le noir, mais on a besoin de couleurs plus enveloppantes et rassurantes. Les neutres sont toujours des choix sûrs, mais je pense qu’on va quitter le gris froid pour des couleurs plus chaudes.

Louise Tellier, enseignante au département de design d’intérieur du Cégep du Vieux Montréal

Chez Peintures MF, les couleurs de l’année 2021 ont été choisies au printemps d’avant, en plein début de pandémie, donc. Dans la palette de couleurs définies par l’entreprise de peinture québécoise figurent notamment un bleu pâle qui rappelle le ciel, un jaune blé, doux et crémeux, des bruns qui réconfortent. « On a vu beaucoup de pastels dans la dernière année. Cette tendance se poursuit dans une version plus soutenue, indique Benoit Desnoyers, directeur du marketing chez MF. Les couleurs foncées ont été éclipsées de notre palette pour 2021. Les gens sont confinés. Ils ont besoin d’égayer leur espace et de respirer. »

On sent que les gens essaient de combattre une morosité, constate également le décorateur Patrick Robichaud, de la firme de design d’intérieur Clairoux, en prédisant une diminution des intérieurs immaculés et « architecturaux » au profit de décors plus « vivants » et personnalisés. Déjà, observe-t-il, les couleurs se réchauffaient avant la pandémie. « Bien sûr, au Québec, on est très grège, beige ou gris. On veut du durable. La bonne nouvelle est que l’on personnalise de plus en plus nos intérieurs sans forcément suivre les tendances. » D’ailleurs, on peut désormais aller sur Pinterest ou Instagram et trouver un décor qui correspond à ses goûts, peu importe la couleur, fait-il observer.

« En tant que designer d’intérieur, on ne crée pas un décor pour être tendance, mais pour répondre aux besoins et aux envies de nos clients », convient également Louise Tellier. Toutefois, les tendances couleur du moment ont forcément une incidence sur les décors dans la mesure où les accessoires et meubles disponibles pour décorer suivent les tendances. Autrement dit, nous suivons les tendances sans nécessairement le vouloir. Et ces tendances sont choisies en fonction de ce qui se dessine et s’exprime dans la société. Bref, c’est une roue qui tourne.