(Odessa) La victime a été retrouvée le long d’une plage près de la ville portuaire d’Odessa, dans le sud de l’Ukraine, au début de l’été. Cause du décès : inconnue.

Alors qu’une pluie fine tombe sur le terrain où la nécropsie doit avoir lieu, des représentants des forces de l’ordre, un représentant du parquet local et des témoins civils sont rassemblés pour observer la scène.

Sur la plage gît un marsouin commun. Leurs corps s’échouent par dizaines sur les côtes de la mer Noire.

« Les dauphins [et les marsouins] ne sont pas seulement des créatures mignonnes », explique Pawel Goldine, 44 ans, docteur en zoologie spécialisé dans les populations de mammifères marins au Centre scientifique ukrainien d’écologie de la mer, avant la nécropsie. « Ce sont des espèces clés de voûte pour l’écosystème marin. Si les dauphins sont en mauvais état, c’est tout l’écosystème qui sera en mauvais état. »

Or, les dauphins de la mer Noire sont en difficulté.

Les autorités ukrainiennes affirment que leur sort témoigne de l’impact sauvage de la guerre menée par la Russie sur la vie marine et, plus généralement, sur l’environnement, ce qu’elles souhaitent documenter en vue de poursuites judiciaires.

Quatre actes précis – génocide, crimes contre l’humanité, agression et crimes de guerre – sont reconnus comme des crimes internationaux. L’Ukraine souhaiterait en ajouter un cinquième – l’écocide – et elle a entrepris de monter son dossier contre la Russie. La nécropsie du marsouin s’inscrit dans cette démarche.

« Nous sommes en train d’élaborer une stratégie de poursuite pour crimes de guerre environnementaux et écocide », explique Maksim Popov, conseiller du procureur général de l’Ukraine chargé plus particulièrement des questions environnementales. « Cette stratégie n’est pas encore établie. »

La mer, zone de guerre

Bien que souvent les gens utilisent indifféremment les termes dauphins et marsouins, il s’agit de créatures distinctes. Les uns et les autres sont menacés d’extinction.

Signe de l’importance que l’Ukraine accorde à cette question, le président Volodymyr Zelensky a inclus la « protection immédiate de l’environnement » dans le plan de paix en dix points que l’Ukraine espère utiliser comme base pour les négociations visant à mettre fin à la guerre.

Rouslan Strelets, ministre ukrainien de la Protection de l’environnement et des Ressources naturelles, affirme en entrevue que les enquêteurs environnementaux ont recueilli des données concernant plus de 900 cas de dauphins morts. Ce chiffre comprend les dauphins trouvés sur les côtes ukrainiennes, ainsi qu’en Turquie et en Bulgarie, qui bordent également la mer Noire.

En une semaine, en juillet, 10 dauphins ont été retrouvés et font l’objet d’une étude pour déterminer comment ils sont morts.

Il s’agit d’un nouveau défi en temps de guerre. Nous ne devons perdre aucune information sur les crimes contre l’environnement.

Rouslan Strelets, ministre ukrainien de la Protection de l’environnement et des Ressources naturelles

La destruction du barrage de Kakhovka, qui a déversé des milliards et des milliards de litres d’eau polluée dans le Dniepr et la mer Noire, a été le coup le plus grave porté à l’environnement au cours d’une guerre déjà catastrophique sur le plan écologique. Mais déjà, les dauphins mouraient à un rythme alarmant.

Les navires de guerre russes qui menacent la côte sud de l’Ukraine dans la mer Noire utilisent constamment des signaux sonar acoustiques qui, selon les scientifiques, peuvent interférer avec le sens de l’orientation des dauphins, qui utilisent leur propre sonar naturel pour l’écholocalisation.

Les explosions, les tirs de roquettes et les avions de chasse russes volant à basse altitude ne font qu’ajouter à la cacophonie qui traumatise les dauphins, explique M. Goldine.

Il précise toutefois qu’il est beaucoup trop tôt pour établir un lien direct entre la disparition des dauphins et une cause précise.

Les mines maritimes qui jonchent les eaux côtières constituent de nouveaux obstacles mortels. Les polluants provenant des explosifs et des fuites de carburant, ainsi qu’un assortiment de déchets associés à la guerre, ont détérioré de vastes étendues de la réserve de biosphère de la mer Noire, la plus grande zone protégée d’Ukraine, qui est classée « zone humide d’importance internationale ». Le bilan environnemental des conséquences de la rupture du barrage fait encore l’objet d’études approfondies.

PHOTO BRENDAN HOFFMAN, THE NEW YORK TIMES

Camion-citerne partiellement immergé après la destruction du barrage de Kakhovka, à Kherson, en juin dernier

Selon Pawel Goldine, les eaux de crue contenaient des métaux lourds, des pesticides et des nutriments – azote et phosphore en particulier – qui s’étaient accumulés dans les sédiments derrière le barrage. Ces nutriments ont déclenché une prolifération massive d’algues, qui peuvent devenir toxiques.

Analyse approfondie

Une étude importante de la population de cétacés de la mer Noire en 2019 a révélé qu’il y avait environ 200 000 marsouins communs, 120 000 dauphins communs et de 20 000 à 40 000 grands dauphins, explique Pawel Goldine.

Alors que certains écologistes ont émis l’hypothèse que juste durant la première année de guerre, plus de 50 000 dauphins de la mer Noire auraient pu périr, les scientifiques impliqués dans les examens médicolégaux sont plus prudents.

Pawel Goldine affirme qu’il n’est pas encore possible d’estimer le nombre de dauphins tués par la guerre, et que l’Ukraine travaille avec des partenaires internationaux pour mieux comprendre ce qui se passe.

PHOTO LAURA BOUSHNAK, THE NEW YORK TIMES

L’Ukraine travaille avec des universités en Italie et en Allemagne pour mieux comprendre la cause de la mort des mammifères marins sur son territoire.

L’Ukraine a dû créer de nouvelles méthodologies pour documenter les dommages causés à l’environnement, indique le ministre Rouslan Strelets. La mer Noire est une zone de combat, de grandes parties du littoral ukrainien sont occupées par les Russes et de nombreuses zones sont trop dangereuses pour être visitées.

Mais c’est une chose de documenter un dauphin mort échoué sur le rivage. Il est beaucoup plus compliqué de comprendre pourquoi l’animal est mort.

« Le diagnostic est le résultat de toutes les étapes de la recherche », explique M. Goldine.

Après chaque nécropsie, l’Ukraine envoie des échantillons à des experts de l’Université de Padoue en Italie et de l’Université de Hanovre en Allemagne pour une analyse plus approfondie.

Ce travail prendra du temps, selon Pawel Goldine. Et ce n’est qu’après la guerre, lorsqu’une étude à grande échelle de la vie marine dans la mer Noire pourra être réalisée, que l’on connaîtra le véritable bilan.

Néanmoins, chaque mort de dauphin qu’ils documentent et étudient offre des indices importants.

Le marsouin disséqué cet été était mort quelques semaines plus tôt, quelques jours après la destruction du barrage. Les ressources de l’Ukraine étant limitées, il a dû être congelé jusqu’à ce que les autorités puissent procéder à une nécropsie conformément aux protocoles d’une enquête scientifique et criminelle.

« C’est une petite bête », explique Pawel Goldine alors que son équipe étend le marsouin sur une table pour le décongeler. Une puissante odeur s’en dégage, même à l’air libre, pendant que l’on découpe la créature.

Lors de la nécropsie, le biologiste observe avec étonnement que l’estomac du marsouin est plein et qu’il a récemment mangé au moins cinq espèces de poissons.

« Une telle quantité de nourriture montre qu’il était prêt à vivre », dit M. Goldine. « C’est intrigant parce que cela rend sa mort encore plus mystérieuse. »

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

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