(Paris) Humiliée par le retrait de Kherson, isolée après neuf mois de guerre, la Russie pourrait être tentée par l’escalade pour essayer d’inverser le rapport de forces, au risque de dérapages comme l’a rappelé la chute d’un missile en Pologne, alors que les appels occidentaux à une issue négociée semblent difficilement audibles.

Le repli russe de Kherson, dans le sud du pays, constitue le troisième succès majeur de l’Ukraine depuis le début du conflit après l’échec des Russes à s’emparer de Kyiv au début de l’invasion et la reconquête de la région de Kharkiv.

Cette nouvelle victoire permet aux Ukrainiens de garder l’ascendant psychologique et sonne comme un affront pour le président russe Vladimir Poutine. Et la Crimée, annexée par Moscou en 2014, redevient exposée à la contre-offensive ukrainienne.

Sourde aux appels à mettre fin aux hostilités, la Russie a lancé mardi des frappes de rétorsion d’une ampleur inédite - une centaine de missiles - contre les réseaux énergétiques ukrainiens dans l’ensemble du pays. Kyiv a réagi en déployant d’importants moyens de défense antiaérienne pour tenter de neutraliser ces attaques.

Mais la chute du missile en Pologne, dont Varsovie a jugé mercredi « hautement probable » qu’il s’agisse d’un projectile antiaérien ukrainien, a aussi rappelé au monde entier le risque d’une escalade potentiellement incontrôlée et donc, in fine, nucléaire entre la Russie et l’OTAN.

Les frappes russes de mardi sont les plus importantes lancées depuis celles du 10 octobre après l’humiliante destruction du pont russe de Kerch, rappelle le chercher français Pierre Grasser, du laboratoire Sirice.

« Cela souligne que la Russie n’est pas capable de maintenir une pression constante, par des frappes régulières, mais qu’elle peut reconstituer des stocks pour conduire des frappes symboliques », selon lui.  

Dans ce panorama, ni Moscou ni Kyiv ne semblent disposés à entamer des discussions, ce qui laisse craindre la prolongation du conflit cet hiver et au-delà.

« Changer le rapport de force »

« Traditionnellement, les autorités russes ne négocient jamais en position de faiblesse. Les revers subis en Ukraine sont trop récents pour que Moscou accepte de perdre la face sur la scène internationale et vis-à-vis de son opinion publique », souligne Cyrille Bret, chercheur associé à l’Institut Jacques Delors.  

« Ils sont en train de réfléchir à la façon de changer le rapport de force, via des initiatives militaires, mais aussi diplomatiques, économiques, voire clandestines », selon lui.

« Les Russes espèrent que les Ukrainiens s’épuisent et ne disposent pas de suffisamment de troupes, d’équipement et de munitions nécessaires à une guerre d’attrition. Leur autre option est d’agir brutalement et de manière escalatoire dans l’espoir de diviser les Occidentaux et de les pousser à faire pression sur Zelensky », analyse William Alberque, expert à l’Institut international d’études stratégiques (IISS) de Londres.

L’armée ukrainienne, le vent en poupe, brûle quant à elle de reconquérir de nouveaux pans de territoire, avec l’appui militaire et financier occidental. Et Kyiv exige en préalable de négociations de paix que les troupes russes entrées dans le pays le 24 février quittent son territoire.

« Jusqu’au bout »

« Soyez assuré que nous nous battrons jusqu’au bout de nos forces. Notre objectif est la libération totale du territoire ukrainien. Nos soldats n’accepteront pas de négociations, d’accords ou de compromis », a affirmé lundi sur Twitter le chef d’état-major ukrainien, le général Valerii Zaluzhnyi.

« Les Ukrainiens vont clairement continuer à tenter de changer la géométrie du champ de bataille. Ce n’est pas absolument pas dans leur intérêt d’avoir des fronts fixes, ils veulent enregistrer des gains pendant l’hiver pour aborder le printemps en position de force », commente William Alberque.

Face aux risques d’escalade et d’un enlisement, des voix s’élèvent malgré tout à l’Ouest pour suggérer des négociations entre Moscou et Kyiv.  

« Alors que 2023 approche, nous nous attendons à ce que la situation sur le terrain reste largement statique, sans qu’aucune des deux parties ne perde ou ne gagne », estime une source gouvernementale occidentale, alors que de violents combats continuent d’opposer forces ukrainiennes et russes dans le Donbass, dans l’est de l’Ukraine.

Aux États-Unis, principal pourvoyeur d’aide militaire à Kyiv depuis le début du conflit, de hauts responsables commencent à encourager l’Ukraine à envisager des pourparlers, selon les quotidiens américains Washington Post et Wall Street Journal.

« La victoire militaire n’est probablement pas, au sens propre du terme, réalisable par des moyens militaires », déclarait il y a quelques jours le chef d’état-major américain, le général Mark Milley, estimant qu’il existe « une fenêtre d’opportunité pour la négociation ».

Le président français Emmanuel Macron a rappelé qu’à un moment donné, non encore défini, il sera nécessaire de « faire preuve de responsabilité et de réalisme ».

« Champ de bataille dynamique »

« Il y a trois circonstances dans lesquelles il sera sensé pour les États-Unis de pousser à une négociation » écrivait fin octobre dans Foreign Affairs la chercheuse Emma Ashford du Stimson Center : si les Ukrainiens restent victorieux et veulent libérer la Crimée, ce qui augmenterait trop le risque nucléaire selon elle ; si les Russes reprennent du poil de la bête ; et si les deux parties se retrouvent bloquées.

Dans ces trois cas, « la situation militaire peut permettre de trouver un consensus relatif autour duquel un accord pourrait être bâti », analyse-t-elle.

« Mais aujourd’hui, le champ de bataille est dynamique, les deux camps pensent pouvoir l’emporter. Un accord sera possible uniquement quand la situation sur le terrain deviendra plus claire. D’ici là, un soutien occidental robuste peut aider à rendre crédible le premier scénario », celui d’un ascendant ukrainien.