Entre les États-Unis qui fournissent la très grande part des armes et une Europe très timide côté armement, le Canada a servi une aide monétaire et militaire constante à l’Ukraine. Mais celle-ci demeure légère pour ne pas dépouiller les soldats canadiens.

Un engagement militaire entre deux eaux

PHOTO EFREM LUKATSKY, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des soldats ukrainiens font feu en direction de positions russes à l’aide d’obusiers M777 de fabrication américaine, dans la région de Donetsk, le 18 juin.

Au sommet de l’OTAN, le 30 juin, Justin Trudeau a annoncé la conclusion prochaine d’une entente pour la remise de 39 véhicules blindés d’appui tactique à l’Ukraine. Où en est, justement, l’aide militaire du Canada à l’Ukraine ? Réponse : entre deux eaux.

39 véhicules blindés neufs

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DU MINISTÈRE DE LA DÉFENSE NATIONALE

Le véhicule blindé de soutien au combat sert au transport de troupes et de fret.

Le Canada a fourni une aide militaire de plus de 625 millions à l’Ukraine. La remise prochaine de 39 véhicules blindés de soutien au combat (VBSC), pièces et entretien compris, constituera le plus important don à ce jour. Or, ces véhicules construits par General Dynamics – Land Systems en Ontario font partie de la commande de 360 VBSC passée par le Canada le 5 septembre 2019 au coût de 2 milliards de dollars.

Ces véhicules seront donc envoyés en Ukraine au lieu d’au Canada. « Les stocks de l’armée canadienne seront réapprovisionnés le plus rapidement possible », a dit le premier ministre Trudeau. Mais selon Scott Taylor, éditeur de la revue militaire Esprit de corps (Ottawa), les stocks de véhicules lourds sont bas et on ne peut dépouiller l’armée canadienne indéfiniment. « À moins d’acheter de l’équipement similaire d’un autre pays, ça va prendre des années à remplacer, dit-il. General Dynamics a une capacité de production limitée. La volonté politique n’y peut rien. »

Des soldats en Ukraine ?

Officiellement, le Canada n’a pas de soldats en Ukraine. Mais le New York Times a récemment rapporté que des pays de l’OTAN, dont le Canada, y avaient des membres des Forces spéciales. Le Times a suggéré que ces soldats conseillaient les Ukrainiens, notamment sur le maniement d’armes données. Or, ils pourraient aussi y faire du renseignement.

« Du point de vue des Occidentaux, cette guerre est un laboratoire pour voir comment les Russes et leur matériel se comportent sur le terrain », indique Stéphane Roussel, professeur titulaire à l’École nationale d’administration publique (ENAP) dans un commentaire générique (et non lié à l’article du Times).

C’est la première fois qu’on peut évaluer les capacités de l’armée russe autrement que dans un environnement favorable. Leurs interventions en Tchétchénie et en Syrie étaient beaucoup plus faciles.

Stéphane Roussel, professeur titulaire à l’École nationale d’administration publique

Scott Taylor croit aussi qu’il est possible que des soldats canadiens soient en Ukraine, compte tenu du caractère « francs-tireurs » des Forces spéciales. « On n’a jamais vraiment su ce qu’ils étaient allés faire en Irak, rappelle-t-il. Ils pourraient donc trouver de bonnes raisons d’être en Ukraine. Il n’est pas tiré par les cheveux de croire qu’ils sont sur place, et pas seulement pour protéger l’ambassade. »

À ce sujet, la Défense nationale répond que le Canada a récemment fait un don d’aide militaire supplémentaire (pour le remplacement de tubes d’obusiers ; voir la capsule suivante) « qui s’ajoute aux dons antérieurs d’artillerie lourde, ainsi qu’à la formation des Forces ukrainiennes par les Forces armées canadiennes à l’utilisation de cet équipement ». On ne dit pas où se fait cette formation…

Obusiers, comme en Afghanistan (ou presque)

PHOTO EFREM LUKATSKY, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des obus de 155 mm, munitions des obusiers M777, utilisés par l’armée ukrainienne, dans la région de Donetsk, le 18 juin

De toutes les armes létales remises par le Canada à l’Ukraine, les obusiers M777 constituent les plus importantes. Ces canons, utilisés en Afghanistan, sont très précis jusqu’à 30 km. Mais, estime Scott Taylor, le Canada n’aurait pas fourni des obus de type Excalibur, utilisés en Afghanistan, et dont la portée est de 70 km.

Autre aspect à considérer : le coût. Un mois après l’annonce (le 22 avril) qu’il fournissait des obusiers, le ministère de la Défense nationale a indiqué (le 24 mai) acheter 20 000 obus d’artillerie avec mèches et gargousses de 155 mm, pour un total maximal de 98 millions  CAN.

Autre annonce quelques semaines plus tard (le 15 juin), pour dire que le pays achetait 10 tubes de remplacement des obusiers (coût : 9 millions). Dans un courriel, le ministère de la Défense nationale indique que ces canons tirent différents types de munitions, avec différentes charges. « Le nombre de 10 600 tirs représente une approximation du moment où il faudrait remplacer un tube », ajoute-t-on. Le 30 mai, une dépêche de Reuters a suggéré que le Canada tente d’acheter 100 000 obus de remplacement et que la facture pouvait s’élever à des centaines de millions. L’information reste à confirmer.

Autres équipements

Depuis le début du conflit, le Canada a aussi donné d’autres équipements à l’Ukraine : caméras de surveillance pour drones, lance-roquettes, grenades, vestes pare-éclats, rations individuelles, fusils sans recul Carl Gustav M2, casques, tenues de protection, notamment. Des avions de la Force aérienne ont été employés pour le transport.

Source : ministère de la Défense nationale

Au cinquième rang

Publiée en juin, une étude de l’Institut Kiel en Allemagne indique que le Canada occupe le cinquième rang des donateurs d’aide militaire à l’Ukraine, avec 800 millions (la Défense nationale évoque 625 millions). Les États-Unis sont très loin en tête avec 24,5 milliards. « L’aide canadienne se situe bien en deçà de l’aide américaine. Mais elle est quand même supérieure à ce que la majorité des États européens ont offert », dit Yann Breault, professeur du Collège militaire royal de Saint-Jean.

Selon lui, certains États européens sont mal à l’aise avec l’aide en armes, sans doute par crainte d’une escalade. Le Canada « navigue dans la moyenne », dit-il, ce qui permet d’« aller devant les caméras pour dire qu’on est là ». Mais cela n’empêche pas le Canada de vivre avec un vieux problème de sous-investissement à la défense. « La réalité est que le Canada ne dispose pas d’une quantité impressionnante d’équipements à livrer à l’Ukraine », dit-il. Le fait que le pays rachète des munitions pour les obusiers et cède 39 véhicules sortant de l’usine à l’armée ukrainienne semble lui donner raison.

L’armée canadienne de plus en plus présente en Lettonie

PHOTO ROMAN KOKSAROV, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des soldats canadiens participent à des exercices militaires de l’OTAN, à Kadaga, en Lettonie, en septembre 2021.

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, l’armée canadienne a accru sa présence en Lettonie, pays limitrophe de la Russie et de la Biélorussie. Et cette présence n’est pas sur le point de s’estomper.

Au contraire, le 29 juin, durant le sommet de l’OTAN, le Canada et la Lettonie signaient un accord destiné à « augmenter le groupement tactique de la présence avancée renforcée de Lettonie (GT et eFP Lettonie) de l’OTAN », pour citer tel quel le communiqué de presse.

Cette présence s’explique par le fait que depuis l’effondrement de l’URSS, des pays de l’ancien bloc de l’Est se sont réalignés sur l’Europe et l’Amérique, et plusieurs ont grossi les rangs de l’OTAN. L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en a profité pour créer huit groupes de combat multinationaux dans la partie la plus à l’est du territoire de l’Alliance, ou, en termes plus clairs, aux portes de la Russie.

PHOTO ROMAN KOKSAROV, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le premier ministre Justin Trudeau s’entretient avec un soldat canadien sur la base militaire d’Adazi, en Lettonie, en mars 2022.

C’est ainsi qu’à Adazi, ville de Lettonie au nord-est de Riga, la capitale, le Canada tient le commandement d’un groupe de 11 nations (1887 hommes et femmes) travaillant de concert avec les Forces lettonnes. La présence canadienne est de 639 soldats, selon la feuille de renseignements publiée sur le site de l’OTAN. Au quartier général de la Défense nationale à Ottawa, on évoque plutôt le chiffre de 700 personnes.

Que font-ils ? Des exercices, une prise de connaissance du terrain, des échanges avec les forces armées lettones pour mieux se coordonner.

Ce déploiement en Lettonie fait partie de ce que les Forces canadiennes appellent l’Opération REASSURANCE de présence en Europe centrale et de l’Est. Celle-ci est en vigueur depuis avril 2014, un mois qui, ô surprise, coïncide avec le début de l’occupation russe de la Crimée.

Aux troupes terrestres, il faut ajouter des déploiements en mer et dans les airs.

Ainsi, le 26 juin, deux navires de défense côtière de la classe Kingston, les NCSM Kingston et Summerside, ont quitté Halifax pour se joindre au 1er Groupe permanent de l’OTAN de lutte contre les mines. Chaque navire a 46 membres d’équipage. Ils relèvent deux autres navires qui rentreront au pays dans les prochains jours.

Au cours de la dernière année, le Canada a aussi participé à des patrouilles aériennes de l’OTAN, en déployant six avions de chasse CF-18 et du personnel sur une base roumaine à l’automne 2021.

Lors d’une visite de la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, à Bucarest le 7 mars 2022, son homologue roumain Bogdan Aurescu a déclaré que les Forces canadiennes reviendraient de nouveau en Roumanie avec six CF-18 au cours de l’été. Le Canada n’a toutefois pas confirmé cette information.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le premier ministre Justin Trudeau et la ministre de la Défense, Anita Anand, entourés de militaires canadiens de l’Opération REASSURANCE, sur la base d’Adazi, en Lettonie, en mars 2022

À la présence militaire canadienne en Lettonie, ajoutons que les Forces canadiennes ont une délégation d’environ 150 membres, dont une centaine de militaires, en Pologne depuis la mi-avril. En annonçant leur déploiement, la ministre de la Défense nationale, Anita Anand, indiquait qu’ils prêtaient leur aide aux travailleurs et secouristes s’occupant des réfugiés ukrainiens ayant fui la guerre.

Vérification faite auprès du ministère de la Défense nationale, ce personnel est toujours en poste.

Une aide financière et humanitaire de plus de 2 milliards

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Accompagné de la vice-première ministre, Chrystia Freeland, et de la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, le premier ministre Justin Trudeau arpente les rues dévastées d’Irpin, en banlieue de Kyiv, en compagnie de son maire Oleksandre Markouchine, le 8 mai.

Un des effets collatéraux d’une guerre est d’enrayer les activités économiques et le bon fonctionnement d’un gouvernement, qui se retrouve en mal de liquidités. Dans un tel cas, d’autres pays font des prêts par l’entremise du Fonds monétaire international. Ceux-ci s’ajoutent à une aide humanitaire (des dons) que font directement les nations.

Dans le cas du Canada, la somme de l’aide financière et humanitaire à l’Ukraine dépasse maintenant le cap des 2 milliards de dollars.

Dans le détail, le Canada a ainsi consenti des ressources de prêts s’élevant à 1,45 milliard, dont 1 milliard a déjà été décaissé. À cela s’ajoute une possibilité de 620 millions en prêts bilatéraux, dont 570 millions sont encore disponibles. Par ailleurs, depuis le début de la guerre, le Canada « a engagé 320 millions pour soutenir l’intervention humanitaire en Ukraine et dans d’autres pays de la région ayant été touchés par la crise », indique Geneviève Tremblay, porte-parole au Développement international au ministère Affaires Mondiales Canada.

Plusieurs autres investissements, dont la somme atteint 135,7 millions, sont consacrés à des projets spécifiques. On note :

  • 35 millions pour l’aide au développement de l’Ukraine ;
  • 15 millions pour la sécurité et la stabilisation ;
  • 52 millions à l’industrie agricole, dont 50 millions à l’entreposage du grain ;
  • 15 millions pour le déminage ;
  • 9,7 millions pour la responsabilisation face à la violation des droits de la personne.

Jauger l’humeur des contribuables

Récemment, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a affirmé que la reconstruction de l’Ukraine coûtera 750 milliards. Or, en cette période où l’économie est fragilisée, le gouvernement canadien doit avoir un œil sur l’humeur des contribuables en multipliant les annonces d’aide à l’Ukraine, croient deux experts.

« Avec la perspective de la récession et une espèce de fatigue du public face au conflit qui s’enlise, je me demande s’il y aura un enthousiasme des contribuables canadiens à long terme pour soutenir une aide financière, dit Yann Breault, du Collège militaire royal de Saint-Jean. C’est un gros point d’interrogation. »

Le président russe Vladimir Poutine fait pratiquement l’unanimité contre lui dans l’opinion canadienne, mais il faut rester à l’écoute des contribuables, rappelle le professeur de l’ENAP Stéphane Roussel. « La population canadienne est plus frileuse que d’autres, dit-il. Et historiquement, la société québécoise est beaucoup plus réticente à s’engager dans des missions de combat ou des missions outre-mer [il donne en exemple l’Irak, en 2003], quoique c’est moins vrai aujourd’hui. Mais oui, il est nécessaire de porter attention à ça. »