Il y a deux mois ce dimanche que l’armée russe a lancé son invasion de l’Ukraine. Les tanks laisseront dans leur sillage, on le sait, une pléthore de dommages collatéraux, notamment sur le plan de la sécurité alimentaire. Déjà, le spectre de la malnutrition, voire de la famine, plane sur de nombreux pays. Une situation que le Canada surveille étroitement.

(Ottawa) Sombres projections

Le Programme alimentaire mondial (PAM) estime que le nombre de personnes dans le monde qui sont menacées par la faim aiguë pourrait bondir de 20 % en 2022, passant à 323 millions, plutôt que les 276 millions initialement prévus. « Il s’agit d’une conséquence directe de la guerre. L’approvisionnement en nourriture est miné par l’augmentation des prix du blé, du maïs et de l’énergie », explique Friederike Greb, économiste à l’agence onusienne. Au PAM, la facture a déjà grimpé de 71 millions US par mois, ce qui équivaut à 3,8 millions de rations quotidiennes, souligne-t-elle. « Nous sommes carrément sur le point de prendre la nourriture de ceux qui ont faim pour nourrir ceux qui sont affamés », a alerté un représentant de l’agence en Somalie, El-Khidir Daloum, il y a un peu moins de deux semaines.

Le nerf de la guerre alimentaire

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Chargement de blé dans un champ près de Kyiv, en 2020

L’Ukraine et la Russie sont des greniers à céréales pour de nombreux pays. À elles deux, elles fournissent environ 30 % de blé et d’orge, 20 % de maïs et plus de la moitié de l’huile de tournesol sur le marché mondial, d’après les Nations unies. Elles les fournissaient, en fait, car depuis le début de la guerre, le commerce est paralysé sur la mer Noire. À cette pénurie s’ajoute la pénurie d’engrais – la Russie, qui est un exportateur mondial de premier plan, a exhorté les producteurs à en suspendre les exportations. « Le manque d’engrais va avoir des conséquences en cascade, car cela limite la productivité des agriculteurs », indique Friederike Greb. Et même si Moscou continuait à approvisionner ses alliés en envoyant en mer Noire des navires aux ventres remplis d’engrais, « la note sera plus élevée en raison du prix des assurances pour y naviguer », dit l’économiste.

Des dettes qui étranglent

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Un vendeur transporte des plateaux de pain, au Caire, en Égypte.

On assiste à une tempête parfaite : le monde n’était pas encore remis des soubresauts économiques causés par la pandémie que les premiers missiles pleuvaient sur l’Ukraine. « Ça n’arrive pas en vase clos. La taille de la dette de plusieurs pays a explosé pendant la pandémie, et des pays à faible revenu sont à risque de défaut de paiement. Ça les rend encore plus vulnérables », souligne Friederike Greb. Au téléphone, elle hésite à nommer les pays plus susceptibles de faire les frais de l’invasion russe. Tout au plus s’aventure-t-elle à nommer l’Égypte, l’Iran, la Turquie, le Bangladesh, le Liban ou encore la Tunisie, dont certains importent « 60 % ou plus » de leurs céréales de producteurs ukrainiens ou russes. « Alors, évidemment, eux doivent se tourner vers de nouvelles sources, et les prix ne cessent d’augmenter », expose-t-elle. Et ça, c’est bien entendu sans compter les pays aux populations déjà exsangues par des conflits qui perdurent, comme le Yémen, la Syrie ou encore l’Éthiopie.

L’Ukraine aussi en situation précaire

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Un agriculteur prépare le sol pour semer de l’avoine sur sa terre près de la capitale ukrainienne, le 16 avril dernier.

Verra-t-on apparaître ce printemps et à l’été dans les vastes champs ukrainiens le jaune qui les symbolise sur le drapeau de l’Ukraine ? Rien n’est moins sûr, à en croire des économistes et représentants du secteur agroalimentaire du pays. « L’Ukraine est déjà en train de manquer la saison des semis dans le sud, où des hordes de Russes détruisent les champs avec leurs chars et tirent au hasard sur des civils », a prévenu il y a plus d’un mois l’économiste et spécialiste de l’agriculture Andrii Iarmak au Kyiv Independent, média ukrainien. « Cela va poser un problème non seulement en Ukraine, mais aussi dans le monde entier », a abondé dans le même article Andrii Dykun, le président du Conseil agricole ukrainien.

Et le Canada dans tout ça ?

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Marie-Claude Bibeau, ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire du Canada

La ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire du Canada, Marie-Claude Bibeau, est « très préoccupée » par les répercussions de la guerre sur l’insécurité alimentaire. « Le Liban, l’Égypte et le Bangladesh sont des pays dont le niveau d’insécurité risque d’être amplifié, parce qu’ils perdent leur plus grand fournisseur, alors on est en contact avec eux pour voir dans quelle mesure on peut les approvisionner », soutient-elle. « On ne veut pas se substituer à l’Ukraine, mais si on peut être une solution pour des pays, on va voir ce qu’on peut faire », ajoute-t-elle. Cela dit, la saison des récoltes de 2021 au Canada a été « très mauvaise » en raison des sécheresses dans l’Ouest ; on n’a donc « pas beaucoup de surplus, mais on essaie de voir avec la communauté internationale où on peut aider avec ce qu’on a de disponible », indique la ministre. Quant à l’approvisionnement en engrais, le Canada cherche à fermer le robinet russe auquel il s’abreuve. « À court terme, on essaie d’obtenir ce qu’on devait obtenir pour cette année – ça va, ça rentre. À moyen terme, on veut couper nos liens commerciaux avec la Russie et produire plus d’engrais ici », dit Mme Bibeau, qui prendra part en mai prochain à une rencontre des ministres de l’Agriculture du G7 sur l’Ukraine.