La chercheuse et journaliste indépendante ukrainienne Olga Tokariuk, affiliée au Centre pour l’analyse des politiques européennes (CEPA), a fui Kyiv pour gagner l’ouest de l’Ukraine après le déclenchement de l’invasion russe. À ses yeux, les massacres de Boutcha et d’autres villes récemment libérées par l’armée ukrainienne mettent en lumière les véritables intentions du Kremlin et devraient marquer un tournant dans cette guerre. La Presse lui a parlé.

Q : Avez-vous été surprise par les révélations concernant les atrocités commises contre les civils à Boutcha pendant que cette ville de la banlieue de Kyiv était occupée par l’armée russe ?

R. J’ai été très choquée, mais pas complètement surprise. Les Ukrainiens ont eu l’expérience de ce genre de traitement depuis le début du conflit au Donbass. La ville de Sloviansk, par exemple, dans la région de Donetsk, a été brièvement occupée en 2014 par les soi-disant forces séparatistes prorusses avant d’être reprise par l’Ukraine. On y a découvert un charnier avec une centaine de corps. À la prison de Donetsk, ville contrôlée par les [forces] prorusses, on pratique couramment la torture. Le journaliste Stanislav Asseyev y a passé deux ans et il raconte ça dans son livre [Donbass – Un journaliste en camp raconte].

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK D’OLGA TOKARIUK

Olga Tokariuk, chercheuse et journaliste indépendante ukrainienne

Pour nous, Ukrainiens, ces atrocités, peu connues à l’étranger, ne sont pas nouvelles. Boutcha n’est pas non plus la seule ville où de telles atrocités ont eu lieu récemment. Il y a aussi Soumy, Tchernihiv et d’autres villes libérées il y a peu. Des indices laissent croire que le même genre d’évènements y ont eu lieu. Nous verrons dans les semaines qui viennent quelle était l’ampleur des massacres.

Il y a aussi des informations en provenance de villages du sud de l’Ukraine contrôlés par les Russes. On y rapporte des enlèvements, des disparitions, des exécutions sommaires.

Qu’est-ce que ces révélations nous apprennent sur le conflit en cours ?

J’aimerais que ce soit un tournant, que le monde comprenne que cette guerre ne vise pas à empêcher l’Ukraine de se joindre à l’OTAN ni à garantir sa neutralité, comme le prétend la Russie. Que c’est une guerre pour annihiler le peuple ukrainien, pour détruire l’Ukraine en tant qu’État indépendant. Les Russes s’en prennent aux Ukrainiens qui résistent, ils torturent, violent, massacrent les civils et pillent les propriétés.

Un article publié récemment par l’agence RIA Novosti (agence officielle russe) affirme que tous les Ukrainiens sont des nazis, pas seulement leurs dirigeants ou les opposants, qu’ils doivent donc tous être rééduqués. La Russie veut nous imposer sa langue et sa version de l’histoire de l’Ukraine. À ses yeux, tout Ukrainien loyal à son pays est un nazi.

Et maintenant, la Russie commence à attaquer les villes du Donbass qui sont restées sous contrôle ukrainien, dans les régions de Louhansk et de Donetsk.

Des voix en Occident se demandent s’il ne vaudrait pas mieux pour l’Ukraine céder ces territoires à la Russie, pour mettre fin à la guerre. Qu’en pensez-vous ?

J’entends ces discours en Italie, en Allemagne. C’est naïf de penser que céder des territoires mettrait fin aux atrocités. Nous avons vu ce qui s’est passé au Donbass depuis 2014 et nous voyons maintenant ce qui s’est passé à Boutcha et dans d’autres villes occupées par l’armée russe. Un commentateur italien a dit récemment qu’il valait mieux, pour des enfants, vivre sous la dictature [russe] que mourir dans une guerre. Mais on meurt aussi sous la dictature !

Quel espoir peut-on mettre dans les négociations entre Moscou et Kyiv ?

Je crois que ces négociations sont une manière de gagner du temps, que ce conflit ne peut se régler que par la voie militaire. La Russie veut éradiquer tout ce qui est ukrainien. L’Ukraine a abandonné son arsenal nucléaire en signant le mémorandum de Budapest [en 1994], alors que la Russie est une puissance nucléaire. Ça lui donne un pouvoir d’influence. L’Ukraine n’a pas cette force.

Comment aimeriez-vous que le monde réagisse après avoir appris ce qui s’est passé dans les villes occupées par l’armée russe ?

J’aimerais que ça change la donne, mais malheureusement, je n’ai pas l’impression que ça se produit. Bien sûr, il y a les dénonciations, les condamnations. Mais les actions restent insuffisantes pour stopper la machine de guerre russe, qui est financée par le pétrole et le gaz. Il faut arrêter d’acheter non seulement le charbon, mais aussi le gaz et le pétrole russes. L’Ukraine a aussi besoin d’armes, pas seulement défensives, mais aussi des tanks et des jets pour pouvoir libérer d’autres villes occupées.