La découverte de centaines de civils morts à Boutcha, ville reprise par les forces ukrainiennes, suscite l’indignation envers la Russie et attirera sans doute les enquêteurs de la Cour pénale internationale (CPI). Comment celle-ci procède-t-elle ? La Presse a consulté quelques experts.

Q. Les images de cadavres de civils laissés par l’armée russe en évacuant Boutcha vont-elles attirer les enquêteurs de la Cour pénale internationale ?

R. Assurément, croit Pascal Paradis, directeur général d’Avocats sans frontières pour le Canada. « Ce qui s’est passé dans les derniers jours est majeur, dit-il. Les troupes russes sont reparties, et les Ukrainiens comme la communauté internationale ont eu accès au lieu. Ce qu’on a vu permet à la CPI de préciser son enquête. Et l’accès aux preuves est facilité par ce départ de l’armée russe. »

« Des allégations crédibles de crimes de guerre, il y en avait déjà avant », estime pour sa part Frédéric Mégret, professeur titulaire à la faculté de droit de l’Université McGill, en donnant en exemple la Crimée, le Donbass et Marioupol. « Mais la particularité est qu’il y a visiblement ici un massacre délibéré de civils. C’est non seulement un crime de guerre avéré, mais ça pourrait être un crime contre l’humanité. »

Q. Quel genre de preuves peut-on récupérer ?

R. « Des éléments importants ont été découverts après le départ des Russes, note M. Paradis. On parle de cadavres de personnes qui sont selon toute vraisemblance des civils, des personnes dans des postures laissant clairement entrevoir qu’elles n’étaient pas en position de combat, etc. Par exemple avec les mains liées, avec des impacts de balles dans la tête. Ce sont des traces majeures qui pourraient constituer des éléments de preuve de crimes de guerre et permettre à la CPI de focaliser son enquête sur ce cas en particulier. »

Q. Comment naissent les enquêtes de la CPI ?

R. Le travail de la Cour pénale internationale est de déterminer la responsabilité des individus, et non des États. Dans cette optique, on espère viser le plus haut possible dans une chaîne de commandement. Mais entre l’enquête et un procès, il y a de nombreuses étapes à franchir, rappelle Miriam Cohen, professeure agrégée à la faculté de droit de l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale et les droits fondamentaux. « Pour avoir un procès devant la Cour, il faut prouver qu’il y a eu violation d’un article précis du statut de Rome, dit-elle. Les crimes de guerre sont définis dans ce statut. Par ailleurs, il faut aussi faire la chaîne entre ces crimes et ceux qui les ont commis. C’est souvent la partie la plus complexe : prouver la chaîne de commandement. Lorsque la responsabilité d’un ou des individus est établie, un mandat d’arrêt peut être émis. »

Q. Qui recueille la preuve sur le terrain ?

R. « La CPI a ses enquêteurs, dit Mme Cohen. Mais d’autres organismes sont actifs pour recueillir la preuve. Je pense par exemple à l’International Bar Association, Eye Witness Ukraine ou Global Diligence. De plus, la CPI a ouvert un portail [un genre d’Info-Crime] où les gens peuvent manifester un témoignage. Cela dit, le procureur doit établir s’il peut utiliser la preuve recueillie. Plusieurs règles s’appliquent sur l’admissibilité et la pertinence de la preuve. »

Q. Les reportages des médias ou les images de cinéastes peuvent-ils constituer de la preuve ?

R. Absolument, répondent MM. Paradis et Mégret. « Cela peut être considéré comme des éléments de preuve et versé au dossier, indique Pascal Paradis. Le principe à la CPI est d’avoir une grande liberté sur la preuve présentée au dossier. » « Nous sommes dans une ère où il y a une énorme remontée de l’information à travers les réseaux sociaux, relève M. Mégret. À travers cette circulation très décentralisée de l’information, la société civile est devenue forte pour documenter des crimes de droit international. On l’a vu avec la Syrie. Mais ça pose des problèmes. Les photos ne peuvent être juste des photos. Il faut les interpréter. On voit des cadavres avec des vêtements civils, mais est-ce que ces personnes auraient participé aux combats ? On ne sait pas cela. Il y a un travail de classement, d’organisation, etc. Et ce, avec en arrière-plan une machine de propagande russe qui affirme que tout cela est faux. »

Q. Qu’en est-il des réseaux sociaux ?

R. Dans un rapport daté du 10 septembre 2020, l’organisme Human Rights Watch a indiqué que les plateformes de réseaux sociaux devraient archiver les « preuves potentielles de crimes de guerre ». Ce rapport indiquait que dans les dernières années, des médias en ligne, notamment YouTube, avaient mis en place des technologies permettant d’identifier et de retirer des contenus violents, explicites, haineux, injurieux, à dimension terroriste et autres. Mais cela « empêche leur éventuelle utilisation lors d’enquêtes sur des actes criminels graves, notamment des crimes de guerre », affirmait-on dans le document.

Dans une version antérieure de cet article, nous avons écrit que la Cour pénale internationale est l’organe judiciaire de l’Organisation des Nations unies (ONU). En fait, il s’agit de la Cour internationale de justice (CIJ). Nos excuses.

En savoir plus
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    La CPI comptabilise actuellement 17 « situations faisant l’objet d’une enquête », dont celle en Ukraine. Mais certaines remontent à aussi loin que 2003 et 2004. La majorité des enquêtes ont lieu en Afrique, mais on en dénombre aussi en Géorgie, en Palestine, au Bangladesh et en Birmanie, en Afghanistan, aux Philippines et au Venezuela.
    source : site web de la Cour pénale internationale