Si les sondages disent juste, l’élection présidentielle française pourrait atteindre des records d’abstention en France. Le phénomène n’est pas nouveau, mais semble s’aggraver de scrutin en scrutin, au point que des organismes communautaires sillonnent les rues pour convaincre les électeurs d’exercer leur droit de vote. La Presse les a suivis à Roubaix, ville championne de l’abstentionnisme, tandis que l’idée du vote électronique commence à faire son chemin dans l’Hexagone.

« Les gens se sentent délaissés »

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Fatiha Touimi et son équipe de bénévoles tentent de convaincre une mère de famille de s’inscrire sur les listes électorales.

Soleil radieux sur Roubaix. Il est 16 h, des mamans attendent leurs petits à la sortie de l’école. Des enfants jouent sur un toboggan. Des ouvriers réparent un trou.

Au milieu de cette scène on ne peut plus quotidienne, un groupe de femmes s’agite. Dépliants à la main, elles abordent les passants et passantes avec un sourire avenant. La conversation s’engage. On parle politique. « Vous allez voter ? Vous devriez, votre voix compte ! »

C’est aujourd’hui le dernier jour pour s’inscrire sur les listes électorales en vue de la présidentielle. Fatiha Touimi et son équipe de bénévoles sont à pied d’œuvre pour convaincre les résidants du quartier Camus de ne pas bouder le scrutin, dont le premier tour est prévu le 10 avril.

Ces travailleuses communautaires n’appartiennent à aucun parti. Leur mission est tout simplement de sensibiliser les habitants à l’importance de l’exercice, sans égard aux sensibilités politiques. Si besoin est, elles les aideront à remplir les documents, et même à les accompagner jusqu’à la mairie ou au bureau de poste pour déposer leur formulaire.

Ce n’est pas toujours facile. Beaucoup n’y croient pas. Il y a aussi de l’ignorance. Des gens qui ne savent pas comment s’y prendre. C’est un fléau.

Fatiha Touimi, travailleuse communautaire

Rien de nouveau en ce qui concerne Roubaix. Considérée comme l’une des villes les plus pauvres de France, cette agglomération de 96 000 habitants, voisine de Lille (nord de la France), est reconnue comme une championne de l’abstention. À la présidentielle de 2017, la ville avait atteint des sommets, avec un taux de participation d’à peine plus de 60 % pour les deux tours de l’élection.

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Linda Shelbi se laisse convaincre de s’inscrire sur les listes. « On y va une personne à la fois », lance Fatiha Touimi.

La précarité d’une population formée en majorité d’immigrés, dans cette région sinistrée par la désindustrialisation, explique dans une large part ce désengagement, explique Fatiha Touimi. Le chômage peut excéder 50 % dans certains quartiers de la ville, le sentiment d’exclusion sociale est ici une réalité.

« Les gens se sentent délaissés. Ils ne comptent pas sur la politique pour trouver un emploi. Ils ont d’autres préoccupations plus terre à terre », résume tout simplement Mme Touimi.

Défiance et désintérêt

Mais le problème ne se limite plus à Roubaix. Depuis quelques années, l’abstention gagne du terrain partout en France. Et la prochaine élection ne semble pas en voie de faire exception.

Un sondage Odoxa, paru mi-janvier, révèle qu’environ trois Français sur dix « ne s’intéressent pas » à cette présidentielle et que 70 % seulement ont l’intention d’aller voter.

« Ce serait énorme », souligne Olivier Ihl, professeur de politique à l’Université de Grenoble, en évoquant ce chiffre record.

Selon M. Ihl, il ne fait aucun doute que l’abstention sera un « enjeu essentiel » de la prochaine présidentielle. Si la réélection d’Emmanuel Macron fait peu de doute – et encore moins depuis le début de la guerre en Ukraine –, toute la question sera de savoir lequel de ses opposants pâtira le plus de cette désertion des urnes et si le jeune président sera « bien » élu, c’est-à-dire avec un taux de participation qui ne laisserait pas de doute sur sa légitimité.

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Emmanuel Macron, candidat à sa réélection, lors d’un évènement de campagne à Dijon, lundi dernier

Un taux de participation historiquement bas viendrait en outre confirmer une tendance qui s’observe depuis plus de 30 ans en France, où l’abstention n’a fait que s’accroître, passant de 14 à 25 % de 1981 à 2017.

Le phénomène est encore plus spectaculaire dans les scrutins locaux : en 2021, les élections régionales ont atteint près de 67 % d’abstention, tandis que les municipales de 2020 ont frisé les 60 % de non-participation, des résultats qui ont provoqué une sérieuse onde de choc chez les observateurs et dans la classe politique.

La COVID-19 n’est sans doute pas étrangère à ces statistiques, admet Jean-Yves Dormagen, professeur de politique à l’Université de Montpellier et fondateur du site Cluster 17, qui analyse les tendances électorales des Français.

Mais pour cet expert de l’abstention, le malaise relève de « transformations structurelles » plus profondes, constatées depuis trois décennies.

« Il y a des facteurs sociologiques, démographiques et culturels, qui peuvent contribuer au phénomène. La mobilité, plus importante. Le mode de vie urbain, plus anonyme, favorise une sorte d’individualisme. Le vote est de moins en moins vécu comme un devoir. »

Le contexte n’aide pas, ajoute-t-il. Les populations plus pauvres, plus jeunes ou moins diplômées, historiquement abstentionnistes, sont plus défiantes que jamais à l’endroit des élites politiques, de gauche comme de droite.

Comme à Roubaix, cette défiance se traduit par le désintérêt et le rejet de l’exercice démocratique.

« Les gens ne se sentent pas représentés. Ils ont tendance à penser que les changements de majorité ne provoquent pas de gros changements politiques », ajoute Jean-Yves Dormagen.

Ils se disent que les résultats n’ont pas d’énormes conséquences sur la société, sur l’économie, sur leur vie. Il y a une sorte de lassitude, alors que dans les années 1970-1980, les attentes étaient beaucoup plus fortes.

Jean-Yves Dormagen, professeur de politique à l’Université de Montpellier

Le phénomène s’inscrira-t-il dans la durée ? Chose certaine, de plus en plus de Français se disent attirés par de nouvelles formes de démocratie. Faute de réformes probantes, il est possible que l’abstention continue de s’imposer dans le paysage politique comme l’expression d’un désintérêt généralisé.

Une personne à la fois

De son côté, Fatiha Touimi continuera d’arpenter les rues de Roubaix avec l’équipe du Comité Servir, dans le but d’inverser la tendance.

« On y va une personne à la fois », dit-elle, philosophe.

L’espoir est peut-être permis. Le jour de notre visite, la travailleuse communautaire a fait une convertie sous nos yeux.

Originaire d’Algérie, Linda Shelbi n’avait pas voté une seule fois depuis son arrivée en France, il y a 19 ans. Elle songeait déjà à s’inscrire sur les listes, mais n’avait pas encore franchi le pas. Les arguments de Mme Touimi ont fini par la convaincre.

« Il y a de plus en plus de candidats contre nous [les musulmans]. La montée de l’extrême droite. Le racisme est de plus en visible. Cette fois, je me suis dit : peut-être que ma voix peut compter. C’est le cas pour beaucoup de gens autour de moi », nous explique-t-elle.

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Partisans du candidat d’extrême droite Eric Zemmour lors d’un rassemblement à Paris, dimanche dernier

Petit pas pour la démocratie, grande enjambée pour Mme Touimi. Qui n’a toutefois pas l’intention de s’arrêter là.

« J’irai dans les rues jusqu’à la veille du vote. Le travail n’est jamais terminé. Ce n’est pas facile. Mais si on ne le fait pas, qui le fera ? »

Le vote électronique, la solution ?

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Des employés d’une imprimerie de Compiègne préparent des bulletins de vote pour le premier tour de l’élection, ici ceux marqués du nom de la candidate Valérie Pécresse.

Emmanuel Macron en avait fait une promesse de son premier quinquennat. Mais la mesure, comme beaucoup d’autres, a été mise en suspens.

Beaucoup de gens en France croient pourtant que le vote électronique serait un remède au problème de l’abstention. Équation simple : une démarche électorale facilitée augmenterait la participation au scrutin.

Outre l’avantage pratique pour les électeurs de ne plus avoir à se déplacer et de pouvoir voter à toute heure, cette mesure serait bonne pour l’environnement (moins de déplacements, moins de papier) et offrirait une solution de rechange de choix au dépouillement manuel des votes.

PHOTO JULIEN DE ROSA, AGENCE FRANCE-PRESSE

Bulletins de vote imprimés en vue du premier tour de la présidentielle qui se tiendra le 10 avril

Il s’en trouve aussi pour brandir l’argument de la crise sanitaire : voter de chez soi, c’est avoir la possibilité de ne pas s’exposer à d’éventuels virus.

Malgré tout, le vote électronique est loin de faire l’unanimité.

Ses détracteurs brandissent les dangers du numérique, avec ses failles de sécurité. Le piratage, les virus, les bogues, les fuites de données et l’authentification des électeurs sont autant de menaces pour un tel système.

Bref, c’est une fausse bonne idée, estime Jean-Yves Dormagen, professeur à l’Université de Montpellier.

« Ça ne réglera pas tous les problèmes, loin de là, explique ce spécialiste de l’abstention. Car le système électoral français aggrave encore la situation. Il y a environ 6 millions de Français qui ont déménagé et ne sont pas inscrits à la bonne adresse. Ils doivent soit se déplacer, soit faire une procuration, ce qui complique les choses. Ce problème d’inscriptions augmente de manière mécanique l’abstention et en particulier celle des jeunes. »

M. Dormagen reconnaît que le vote électronique aurait ses avantages, notamment pour les nouvelles générations, plus à l’aise avec la technologie. Mais il ne réglerait pas le problème de fond, qui est celui de la défiance et du manque d’intérêt pour la politique.

Il faut d’abord avoir envie de voter.

Jean-Yves Dormagen, professeur à l’Université de Montpellier

Pour le moment, seuls les Français de l’étranger – y compris ceux du Québec – peuvent voter par internet, mais pas pour l’élection présidentielle.

Certains pays, comme la Belgique, le Brésil, les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Irlande ou la Norvège, ont aussi tenté l’expérience à plus ou moins grande échelle. Mais les essais se sont avérés peu concluants. Soit des fraudes ont été constatées, soit les effets sur le taux de participation ont été minimes.

L’Estonie est pour l’instant le seul vrai leader dans ce domaine, 44 % des votes ayant été enregistrés par internet lors des élections législatives de 2019 dans ce petit pays baltique. Mais il ne compte que 1,3 million d’habitants et brille par la numérisation quasi totale de ses fonctions gouvernementales.

Au Canada et au Québec, des études sont menées en ce sens. Mais le système n’est toujours pas implanté.