Devant le refus apparent des autorités russes de rapatrier les dépouilles de leurs soldats morts au combat, les Ukrainiens utilisent – parfois de façon extrêmement troublante – la puissance des réseaux sociaux pour informer directement les familles de la mort ou de la capture d’un de leurs proches. Le manque de délicatesse de leur tactique commence à soulever des questions.

Sur la plateforme de messagerie Telegram, un canal créé par le ministère ukrainien de l’Intérieur, consacré entièrement à la publication de photos ou de vidéos de soldats russes morts au front ou capturés, comptait mardi plus de 1 million d’abonnés. On y voit, parmi les portraits officiels de soldats russes indiquant leur rang, leur nom et la date de leur décès, des photos montrant des cadavres non identifiés gravement tuméfiés ou carrément impossibles à reconnaître. Elles côtoient des vidéos de soldats capturés, avec des blessures apparentes, qui demandent à leurs proches de venir les chercher.

Talon d’Achille ?

« Si vos parents ou amis sont en Ukraine et participent à la guerre contre notre peuple, vous pouvez obtenir ici des informations sur leur sort », indique le site web du ministère de l’Intérieur qui mène vers le canal Telegram. « Malheureusement, il est difficile d’identifier un grand nombre de ceux qui ont été tués. Nous publions volontairement ces photos et vidéos, vous reconnaîtrez peut-être quelqu’un par des signes indirects. » Des vidéos semblables ont aussi été diffusées sur YouTube et d’autres plateformes grand public par le ministère de l’Intérieur.

« C’est troublant. Il y a des images de soldats capturés dans des positions humiliantes, à genoux ou qui semblent parfois être dans des positions difficiles », affirme le politologue Simon Thibault, spécialiste de la propagande et de la désinformation en ligne au département de science politique de l’Université de Montréal.

C’est une ligne très mince, dans cette guerre de l’information, le traitement des prisonniers de guerre.

Simon Thibault, politologue

« C’est possiblement un talon d’Achille [pour les Ukrainiens]. Il commence à y avoir des dérapages. On comprend la volonté du peuple ukrainien de vouloir montrer à quel point la guerre a un coût, mais la façon dont c’est fait, il y a des choses qui sont très préoccupantes », ajoute M. Thibault.

Des règles claires

La Convention de Genève (1949) est pourtant claire : les traitements humiliants ou dégradants qui peuvent porter atteinte à la dignité des prisonniers de guerre sont interdits. Les soldats capturés ne doivent pas être intimidés, insultés ou être traités comme une « curiosité publique », prévoit le traité international, véritable bible dictant les règles de conduite en zone de guerre.

Quant aux dépouilles des soldats morts au combat, elles doivent être « enterrées honorablement » et leurs tombes doivent être « convenablement entretenues et marquées de façon à pouvoir toujours être retrouvées », dicte la Convention. Chaque armée doit mettre sur pied un « Service des tombes » qui est tenu de garder à jour un registre des emplacements des cadavres, afin de pouvoir éventuellement les rapatrier dans leurs pays d’origine.

Il faut traiter les défunts avec respect. Avant d’enterrer un corps, les responsables doivent avoir récupéré de la documentation à son sujet.

Walter Dorn, professeur d’Études de la défense au Collège Royal militaire canadien Walter Dorn

Les dog tags, ces médaillons de métal gravés que la plupart des soldats portent à leur cou, servent expressément à cela.

« Autrefois, les corps étaient incinérés sur place, mais de nos jours, ils sont retournés au gouvernement du pays d’où ils viennent. Le rapatriement des dépouilles est la ligne de conduite établie », précise toutefois M. Dorn. Or, les Ukrainiens affirment que la Russie refuse de rapatrier les corps de ses soldats, malgré des approches nombreuses pour organiser des rapatriements de dépouilles. C’est dans ce contexte que les Ukrainiens ont commencé à publier des photos des soldats morts au front.

« C’est de très mauvais goût et vraisemblablement une violation de la Convention de Genève, avance M. Dorn. Cela pourrait être considéré comme un service rendu aux familles, mais d’un autre côté, ça peut être utilisé à des fins de propagande aussi. Il y a aussi des risques d’erreur. Ça crée un précédent dangereux », croit-il.

Une technologie illégale utilisée pour identifier les cadavres

Considéré comme un « outil de surveillance de masse illégal » au Canada, le logiciel de reconnaissance faciale américain Clearview AI est utilisé par le ministère ukrainien de la Défense dans le cadre de la guerre depuis la mi-mars, selon l’agence Reuters. Clearview, qui est poursuivie en ce moment au Québec par la Commission d’accès à l’information pour qu’elle détruise les photos de Québécois obtenues illégalement, a offert des accès gratuits aux autorités ukrainiennes pour leur permettre de « vérifier l’identité de personnes d’intérêt aux checkpoints », pour faciliter la réunification de réfugiés qui ont été séparés ou pour identifier des corps de soldats. Le président de Clearview AI, Hoan Ton-That, qui refuse d’accorder les mêmes licences gratuites aux Russes, a dit souhaiter que sa technologie ne soit pas utilisée en violation des Conventions de Genève. Le logiciel fonctionne en grande partie grâce à des photos téléchargées sans consentement à partir des réseaux sociaux comme Facebook et VKontakte (VK), le « Facebook russe » dont il a extirpé plus de 2 milliards d’images d’utilisateurs. Clearview avait réussi, à partir de 2017, à s’imposer illégalement dans plusieurs services de police en offrant des accès gratuits aux enquêteurs, très souvent à l’insu de leurs supérieurs hiérarchiques.