L’homme qui accueille les journalistes devant une barricade, près de l’Université de Marioupol, qui abrite le quartier général des séparatistes prorusses, s’appelle Andreï Borisov. Il est armé d’un AK-47 et d’un lance-grenades, et se présente comme le « commissaire militaire de la République populaire de Donetsk ».

Nous sommes à la veille de l’élection présidentielle ukrainienne de mai 2014. La situation à Marioupol, deuxième ville en importance de la province de Donetsk, est instable.

Deux semaines plus tôt, une manifestation commémorant la fin de la Seconde Guerre mondiale s’y est terminée dans le sang. Des paramilitaires prorusses ont été forcés de quitter le poste de police dont ils avaient pris le contrôle pour se replier sur l’université.

C’est alors que l’oligarque Rinat Akhmetov, l’homme le plus riche de l’Ukraine, qui possède deux aciéries dans la région, a décidé de peser de tout son poids pour empêcher Marioupol de rompre avec l’Ukraine.

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L’oligarque Rinat Akhmetov, homme le plus riche de l’Ukraine, au centre

Ses employés ont été libérés pour patrouiller dans les rues de Marioupol aux côtés des policiers locaux. Leur but : prévenir la violence. Mais surtout, empêcher Marioupol de suivre l’exemple des deux autres grandes villes du Donbass, Donetsk et Louhansk, qui venaient de couper leurs liens avec Kyiv.

Rinat Akhmetov gagnera son pari. Marioupol, ville portuaire bordant la mer d’Azov, ne basculera pas dans le camp séparatiste. Et le « commissaire politique » Andreï Borisov sera tué dans un attentat, trois semaines après notre rencontre…

Champ de ruines

Huit ans plus tard, cinq semaines de frappes impitoyables ont transformé cette vibrante cité balnéaire en un champ de ruines. Au moins 5000 de ses 430 000 habitants ont été tués dans les bombardements. Les deux tiers se sont enfuis. L’usine Azovstal de Rinat Akhmetov a été pilonnée et détruite. Comme la majorité des hôpitaux de la ville et de toutes ses infrastructures civiles.

Les 150 000 habitants en état de siège se terrent dans des caves et tentent de dénicher de la nourriture entre deux bombardements, relate un adjoint du maire de Marioupol, Petro Androuchenko, qui a lui-même dû se réfugier à Zaporijjia, à 200 kilomètres plus à l’ouest.

La question se pose : Vladimir Poutine est-il en train de prendre sa revanche sur cette ville du Donbass qui lui a résisté en 2014 ? Est-ce la raison pour laquelle il frappe Marioupol avec une telle fureur ?

« L’échec russe de 2014 ajoute à la valeur symbolique d’une éventuelle prise de Marioupol », avance Maria Popova, politologue à l’Université McGill et spécialiste de la transition post-soviétique.

« Il s’agit de prendre ce que la Russie n’est pas parvenue à prendre en 2014. »

Pour les Russes, « prendre Marioupol est capital parce que c’est la grande ville du Donbass qui leur avait échappé en 2014 », note Dominique Arel, directeur de la Chaire d’études ukrainiennes de l’Université d’Ottawa.

Régiment Azov

Mais Marioupol est aussi le berceau du fameux régiment Azov – un groupe armé issu de l’extrême droite nationaliste qui, aux yeux du Kremlin, incarne la menace nazie dont il nourrit sa propagande anti-ukrainienne.

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Des militaires du régiment Azov et de la Garde nationale ukrainienne NGU défilent dans la ville de Marioupol, lors d’un évènement marquant le 5e anniversaire de la libération de la ville des rebelles soutenus par la Russie, en juin 2019.

Pour Vladimir Poutine, « Marioupol est un peu la matrice du mal », note Adrien Nonjon, chercheur à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) à Paris.

La réalité est loin de ce portrait caricatural. Fort de 2500 à 5000 hommes, le groupe paramilitaire Azov a été incorporé au sein de la Garde nationale ukrainienne dès 2014, souligne ce spécialiste des mouvements d’extrême droite post-soviétiques.

Depuis, il s’est beaucoup diversifié. Considéré comme un corps d’élite, le régiment Azov compte trois brigades. L’une d’entre elles défend Marioupol, une autre est présente à Kharkiv et la troisième participe à la défense de Kyiv, explique Adrien Nonjon.

Idéologiquement, le régiment Azov peut être rangé dans le spectre très large de toutes les tendances du nationalisme ukrainien, les éléments néonazis ont été noyés sous le flot des nouvelles recrues.

Adrien Nonjon, chercheur à l’Institut national des langues et civilisations orientales à Paris

En dépit de cette évolution vers des courants idéologiques moins marginaux, pour Maria Popova, la chute de Marioupol permettrait à Vladimir Poutine d’exhiber rétroactivement des « preuves » d’une prétendue Ukraine fasciste. Mais Dominique Arel rétorque que la Russie n’a pas besoin de faits pour alimenter sa propagande, qui présente déjà toute l’opposition ukrainienne comme « néonazie ».

Et puis, comme le souligne Adrien Nonjon, pour les Ukrainiens, le régiment Azov, ce sont surtout des brigades héroïques qui réussissent à opposer une résistance efficace contre l’envahisseur. Raison de plus, pour le Kremlin, de vouloir le rayer de la carte…

Le chaînon manquant

L’acharnement russe contre Marioupol est aussi d’ordre territorial. C’est la plus grande ville du Donbass à échapper au contrôle russe, souligne Dominique Arel. Il rappelle que deux jours avant de lancer son offensive anti-ukrainienne, Vladimir Poutine a déclaré reconnaître « l’indépendance » des deux républiques autoproclamées du Donbass.

Tout le monde a compris que sa vision du Donbass allait au-delà de Louhansk et Donetsk. « Poutine justifie sa guerre en prétendant vouloir protéger le Donbass, et pour lui, ça inclut forcément Marioupol. »

Marioupol, c’est aussi un lien terrestre entre le Donbass et la mer Noire. Cet élément est crucial dans l’acharnement de l’armée russe contre cette ville, croit Ekaterina Piskunova, chercheuse au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM). Selon elle, Vladimir Poutine cherche à se tailler une bande de territoire allant de l’enclave russe de Kalinigrad, au nord, jusqu’à la Transnistrie, l’enclave prorusse sur le territoire de la Moldavie, au sud.

Le contrôle de ce territoire permettrait à la Russie de relier la mer Baltique à la mer Noire. Et selon Ekaterina Piskunova, ce contrôle passe forcément par Marioupol.

C’est vraiment une question de géographie et de géopolitique.

Ekaterina Piskunova, chercheuse au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal

D’ailleurs, l’Ukraine s’attendait à une offensive contre Marioupol et s’y était préparée, affirme Ekaterina Piskunova. D’où la férocité de la bataille. Mais de là à détruire 90 % d’une ville de près d’un demi-million d’habitants ? La destruction de Marioupol nous frappe parce que c’est une grande ville, souligne Dominique Arel. « C’est comme si on vidait d’un coup toute la ville de Laval. »

Mais ce chercheur tient à souligner que d’autres villes du Donbass, plus petites, ont subi une puissance de feu semblable. Volnovakha, dans la province de Donetsk, ou Chtchastia, dans celle de Louhansk. Finalement, dit Dominique Arel, peu importe ses raisons, la Russie veut prendre contrôle de tout le Donbass à tout prix. Et n’hésite pas à déployer des « moyens de destruction massifs » pour y parvenir.