Maria Avdeeva aurait pu, comme des centaines de milliers de résidants de Kharkiv, prendre la fuite quand la guerre a commencé.

L’annonce trompeuse, par une journaliste proche du Kremlin, que la deuxième ville en importance de l’Ukraine était tombée sous le contrôle des troupes russes au premier jour des combats l’a convaincue qu’elle devait rester sur place pour témoigner de ce qui s’y passait vraiment.

« Beaucoup d’amis m’ont écrit à ce moment-là pour me demander si les Russes étaient entrés dans la ville. Même la BBC m’a contactée », relate l’Ukrainienne, qui a tenté de contrer les faussetés entendues en multipliant les messages en ligne et en donnant des entrevues à quelques médias.

« En fait, il y a eu quelques tentatives de percée en ville par de petits groupes de soldats russes qui ont été rapidement éliminés », explique Mme Avdeeva, spécialiste de science politique qui faisait de la recherche avant la guerre sur les pratiques de désinformation russes.

PHOTO FOURNIE PAR MARIA AVDEEVA

Maria Avdeeva, résidante de Kharkiv et spécialiste de science politique

Un mois plus tard, la résidante de Kharkiv continue d’aller et venir régulièrement dans la ville pour documenter l’évolution de la situation et d’éventuels crimes de guerre, exercice rendu périlleux par l’intensité des bombardements russes.

L’expérience n’a rien à voir avec son travail d’antan, puisque chaque sortie dans la ville est une expérience à risque. « Dès que je me déplace, je sais que quelque chose de dramatique peut arriver. Le sentiment d’insécurité est constant », relate-t-elle.

Les forces russes, qui sont bloquées au nord et à l’est de la ville, tirent « jour et nuit » à l’artillerie sur les positions des militaires ukrainiens, empêchant leur passage, mais aussi sur des zones civiles, dans le but de « terroriser » la population.

L’aviation russe a mené plusieurs attaques meurtrières contre la ville, qui a aussi été la cible de puissants missiles.

Il y a quelques jours, une roquette lancée par les militaires russes s’est abattue sur des gens qui patientaient au centre-ville pour obtenir de l’aide humanitaire, faisant d’autres victimes, relate Mme Avdeeva.

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Immeubles touchés par les frappes russes dans le nord de Kharkiv

Kharkiv, selon les autorités locales, compte aujourd’hui moins de la moitié de sa population habituelle, qui est de 1,5 million de personnes.

« Beaucoup de gens sont partis au début et il y a eu une autre vague importante au début de mars lorsque les Russes ont intensifié les frappes », relève Mme Avdeeva, qui habite dans une tour de logements vide aux deux tiers.

« Ceux qui restent sont là pour surveiller les biens de la famille ou s’occuper d’animaux domestiques laissés derrière », souligne l’Ukrainienne.

Les autorités municipales tentent tant bien que mal de maintenir les services malgré les difficultés. L’eau demeure disponible pour l’heure, mais la nourriture se fait plus rare. « Dans ma zone, il y a un seul magasin où je me rends régulièrement. Parfois, il y a du lait, parfois pas, on ne sait pas ce qu’on va trouver d’un jour à l’autre », dit Mme Avdeeva, qui tentera de quitter la ville s’il devient évident que les Russes sont sur le point d’en prendre le contrôle.

« Mais je ne pense pas qu’ils ont la capacité de le faire à ce stade. Ce n’est probablement même pas dans les plans », dit-elle.

Laisser aller le Donbass ?

Les analystes militaires multiplient les hypothèses sur les intentions du président russe Vladimir Poutine à la suite de l’annonce vendredi de l’armée russe voulant que les opérations se concentreront maintenant sur la région du Donbass, dans l’est du pays.

Un spécialiste du renseignement militaire ukrainien a indiqué dimanche que le Kremlin, faute d’avoir réussi à renverser le régime du président Volodymyr Zelensky, pourrait chercher à « partitionner » le pays entre Est et Ouest.

Le dirigeant ukrainien a indiqué dimanche que son pays était disposé à négocier un « compromis » sur le Donbass dans le cadre d’un potentiel accord de paix après avoir relevé qu’il ne serait pas possible pour ses troupes de reprendre tout le territoire contrôlé par les forces russes.

La question de la « neutralité » future de l’Ukraine devrait aussi être évoquée ce lundi lors d’une nouvelle ronde de pourparlers qui s’amorce alors que les tensions entre les États-Unis, alliés de Kyiv, et la Russie ont encore monté d’un cran.

Le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a précisé dimanche que son pays n’avait aucun plan visant à précipiter la chute de Vladimir Poutine après que le président Joe Biden eut déclaré lors d’une visite officielle en Pologne que le dirigeant russe était un « boucher » et « ne pouvait rester au pouvoir ».

Le président français Emmanuel Macron, qui dit vouloir maintenir le dialogue avec le chef d’État russe, a prévenu qu’il « n’utiliserait pas ce genre de propos » et qu’il était nécessaire « de tout faire pour ne pas que la situation dérape ».

Marie Avdeeva note qu’elle aimerait, comme de nombreux Ukrainiens, qu’un changement survienne à la tête de la Russie, mais dit ne pas croire à la possibilité d’un soulèvement populaire d’envergure dans le pays voisin.

Trop de citoyens russes continuent de croire la désinformation du Kremlin, qui a fait une « grave erreur de calcul », dit-elle, en imaginant pouvoir prendre le contrôle de l’Ukraine sans être confronté à une vive résistance, incluant d’une bonne partie de la population russophone.

« Les Ukrainiens se sentent aujourd’hui Européens, sentent qu’ils font partie de la civilisation européenne. Le fait que nous ne soyons toujours pas membres de l’Union européenne n’a pas d’importance », souligne la résidante de Kharkiv, qui ne voit pas de fin rapide possible à la guerre.

La possibilité de voir les bombardements se poursuivre pendant encore des semaines, voire des mois, n’est pas de nature, dit-elle, à l’inciter à partir.

« C’est ma ville et je veux la défendre, je ne veux pas fuir. […] Je reste pour aider comme je le peux », conclut Mme Avdeeva.