L’émission s’appelle Bolchaïa Igra, ou Le grand jeu. Elle est diffusée par la Première Chaîne de télévision russe à une heure de grande écoute. Jeudi, son présentateur affichait un air grave. Le sujet du jour : les laboratoires d’armes biologiques interdites disséminés un peu partout en Ukraine.

Un major de l’armée russe, Sergueï Lipovoï, y affirmait que les États-Unis exploitent un programme secret de fabrication d’armes biologiques sur le territoire ukrainien.

« Ce programme est mené par les États-Unis et les pays de l’OTAN », disait le major, qui affichait une décoration militaire à la poitrine.

Il a présenté une carte identifiant l’emplacement de ces laboratoires. Curieusement, elle recoupait celle des villes qui subissent – ou s’apprêtent à subir – une offensive russe. Zaporijjia, Mykolaïv, Kharkiv, Odessa, Kyiv.

Cette histoire d’armes biologiques est au cœur de la propagande du Kremlin, deux semaines après le déclenchement d’une guerre plus difficile que les dirigeants russes ne l’avaient imaginé.

Washington craint que ces prétendus laboratoires ne servent de prétexte à une attaque chimique contre l’Ukraine qui serait ensuite attribuée aux Ukrainiens, a écrit le Guardian mercredi, citant la porte-parole de la Maison-Blanche, Jen Psaki.

Le cas échéant, l’opinion publique russe sera prête. Car depuis le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février, Moscou a peu à peu serré la vis aux derniers médias indépendants russes, tout en bloquant de nombreux sites et réseaux sociaux sur son territoire.

Quinze ans de prison

Le 4 mars, la Douma, le Parlement russe, a voté une loi menaçant les journalistes qui diffuseraient « de fausses informations sur l’armée » de peines pouvant atteindre jusqu’à 15 ans d’emprisonnement.

La loi, qui interdit spécifiquement l’utilisation de mots tels que « guerre », « invasion » et « attaque » dans la couverture du conflit, a provoqué une onde de choc sans précédent.

Dès le lendemain, de nombreux médias étrangers, dont Radio-Canada, ont cessé leur couverture à partir de la Russie (certains, dont la BBC, ont repris leurs activités en territoire russes depuis).

Selon Amnistie internationale, jusqu’à 150 journalistes russes ont fui leur pays.

Le blocus sur l’information vise particulièrement les réseaux sociaux. Roskomnadzor, l’autorité fédérale qui supervise les médias en Russie, a banni successivement Facebook, Twitter et TikTok. Puis, vendredi, la plateforme Instagram a grossi les rangs des réseaux bloqués pour les Russes.

La censure s’est aussi abattue sur le populaire site Meduza, exploité de la Lettonie par des journalistes russes en exil, qui suit la guerre en Ukraine au jour le jour.

Les trois derniers

Et finalement, les trois derniers médias russes indépendants ont été frappés par la censure. La populaire radio Echo de Moscou, fondée en 1990, a été forcée de fermer.

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Studio de la radio Echo de Moscou, dans la capitale russe, qui a annoncé sa fermeture le 3 mars dernier

Les journalistes de la station de télévision Dojd, ou Rain TV, ont annoncé la fin de leurs activités le jour même de l’adoption de la loi, en annonçant qu’il s’agissait de leur « dernière émission de la saison », et en affirmant « non à la guerre » avant de quitter le plateau dans une scène pleine d’émotion.

Et enfin, la réputée Novaïa Gazeta, dont le cofondateur Dmitri Muratov a reçu le prix Nobel de la paix en 2021, affirme sur sa page web son intention de continuer à publier. Mais ne plus pouvoir « publier de nouvelles du front, en raison de la censure militaire ».

Résultat : il devient de plus en plus difficile pour les Russes qui le souhaitent d’accéder à une information contraire au discours du Kremlin.

Les Russes qui le veulent et en sont capables peuvent encore utiliser les accès VPN, ou le réseau Telegram qui diffuse des chaînes d’information notamment sur la guerre en Ukraine, souligne Oleg Ignatov, analyste de l’International Crisis Group à Moscou.

Mais la vaste majorité du public russe ne s’informe plus qu’à partir de sources officielles.

Or selon ces sources, ce qui se passe en Ukraine « n’est pas une guerre, mais une opération spéciale pour combattre les nazis et protéger la Russie », dit Oleg Ignatov,

« Le récit officiel, c’est que si la Russie n’avait rien fait, elle aurait subi l’attaque de l’Ukraine. »

Bref, que cette opération est largement préventive.

Cette propagande porte ses fruits. Un sondage réalisé par un groupe d’ONG russes, validé par un sondeur américain réputé, Gary Langer, et publié dans le Washington Post indique qu’une majorité de 59 % de Russes appuie l’intervention en Ukraine.

Réalisé entre le 28 février et le 1er mars auprès de 1640 Russes, le sondage montre que 46 % des Russes appuient fortement l’intervention militaire et 13 % l’appuient modérément.

Cet appui est particulièrement élevé chez les personnes de 66 ans et plus (75 %), et il tombe à 29 % chez les 18-24 ans.

Contre-offensive

La censure qui s’abat sur les médias russes a provoqué une onde de choc dans le monde. Elle a aussi suscité des contre-offensives.

Ainsi, trois grands journaux européens, Politiken (Danemark), Dagens Nyheter (Suède) et Helsingin Sanomat (Finlande), ont décidé de diffuser des articles en russe.

Les mères russes doivent savoir que leurs fils ont été tués ou blessés, que 2 millions d’Ukrainiens ont fui leur pays et que des millions d’enfants ukrainiens ont vu leur enfance détruite.

Les rédacteurs en chef du Politiken, du Dagens Nyheter et du Helsingin Sanomat, dans une déclaration commune

« Nous assistons impuissants à la mise à mort en direct de la presse indépendante russe », déplore Reporters sans frontières, qui constate qu’il n’y a plus, en Russie, aucun espace pour la liberté d’expression et d’opinion sur la guerre.

L’organisme de défense de la liberté de la presse est d’ailleurs parvenu à débloquer Meduza, le site d’information russe exploité de la Lettonie, qui rejoint plus de 7 millions de lecteurs par mois.

Autre réponse technologique à la censure russe, la BBC a repris de ses informations en russe sur les ondes courtes, comme elle le faisait pendant la Seconde Guerre mondiale pour contourner la propagande nazie.

De son côté, la Cour européenne des droits de l’homme a demandé à la Russie de respecter la liberté d’expression de Novaïa Gazeta, à la suite d’une requête de son plus célèbre journaliste, Dmitri Mouratov.