En attaquant massivement l’Ukraine, jeudi à l’aube, la Russie a mis en œuvre la vision politique que Vladimir Poutine avait détaillée dans un long article publié en juillet dernier sur son site web présidentiel.

D’emblée, le titre donnait le ton : « Sur l’unité historique entre la Russie et l’Ukraine ».

La suite, sur plus de 15 pages, tentait de démontrer que Russes et Ukrainiens forment un seul peuple. Que l’idée voulant que les Ukrainiens constituent une nation est une construction des ennemis de Moscou en général, et de l’Occident en particulier. Et que l’existence même d’un État ukrainien fait peser une menace sur la Russie.

Quand il a pris connaissance de ce texte, l’ancien ambassadeur du Canada en Ukraine Roman Waschuk y a vu une manœuvre politique du Kremlin, une ruse, un levier pour les discussions avec l’Occident.

Il n’était pas le seul. C’est ce qu’ont pensé de nombreux analystes qui tentaient de décoder les objectifs poursuivis par Vladimir Poutine avec ce texte qui remontait à une histoire vieille de plus de mille ans.

« Nous n’avions pas compris qu’il était beaucoup moins sophistiqué que nos tentatives de le comprendre », note le diplomate, joint mercredi à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine.

Autrement dit, les analystes essayaient de lire entre les lignes du texte présidentiel. Or, il fallait plutôt lire… les lignes elles-mêmes.

Elles contenaient tout l’argumentaire par lequel le président russe justifie sa guerre contre l’Ukraine.

Cet article, rappelle Roman Waschuk, a été largement distribué dans différentes institutions, notamment parmi les soldats de l’armée russe.

« C’était pour programmer quelque chose, aujourd’hui, on sait quoi. »

PHOTO FOURNIE PAR L’AGENCE SPUTNIK, REUTERS

Vladimir Poutine, président de la Russie

Dans son discours marquant de lundi dernier, Vladimir Poutine a monté le ton et multiplié les accusations contre le gouvernement ukrainien, l’accusant d’être à la solde de mouvements extrémistes, de mener un génocide antirusse dans l’est de l’Ukraine et d’être en voie d’obtenir des armes nucléaires qui vont incessamment cibler Moscou.

« C’était un discours totalement déconnecté de la réalité, une tentative de déshumanisation des Ukrainiens », tranche le spécialiste de l’Ukraine Dominique Arel, de l’Université d’Ottawa.

« Mais le plus important, dans ce discours, est qu’il nie à l’État ukrainien le droit même d’exister. »

L’idée en soi n’est pas nouvelle. Les Russes nationalistes ont longtemps nié l’existence du peuple ukrainien, note Dominique Arel. L’Ukraine a longtemps été désignée comme la « Petite Russie ».

À l’époque du dernier tsar russe, une organisation extrémiste appelée « les centaines noires » pourfendait toute affirmation nationale des Ukrainiens.

Ce qui est nouveau, c’est qu’un dirigeant russe s’approprie cette vision pour justifier une guerre.

Il y a 1000 ans

Dans sa longue tartine de juillet, Vladimir Poutine évoque les débuts du royaume de Rus, fondé à Kiev au IXsiècle. Il rappelle que le prince Vladimir, converti au christianisme un siècle plus tard, régnait autant sur Kiev que sur Novgorod, situé sur le territoire actuel de la Russie.

Mais c’était… il y a plus d’un millénaire. « L’idée que des entités médiévales doivent être notre modèle pour l’avenir est assez bizarre », dit Roman Waschuk.

Par la suite, comme ailleurs en Europe, les territoires russe et ukrainien ont évolué au fil d’invasions et de prises de contrôle successives.

Le sentiment d’une identité ukrainienne propre remonte au XVIIsiècle, à l’époque des Cosaques, explique Serhiy Kudelia, politologue et spécialiste de l’Ukraine à l’Université Baylor, au Texas.

Une grande partie du territoire actuel de l’Ukraine était alors contrôlée par l’État formé par la Pologne et la Lituanie. D’ailleurs, le premier mouvement d’affirmation nationale ukrainienne passe par une rébellion contre la Pologne.

Ironiquement, la conscience nationale ukrainienne s’est construite dans une tentative de se libérer de la Pologne, et non de Moscou.

Serhiy Kudelia, de l’Université Baylor

Dans son discours d’une heure où il a passé 40 minutes à rappeler les racines historiques communes de l’Ukraine et de la Russie, Vladimir Poutine a aussi affirmé que la création d’un – bref – État ukrainien, en 1918, était une invention bolchévique attribuable à Lénine.

« La réalité, c’est que Lénine avait réalisé qu’il y avait un fort mouvement identitaire et nationaliste en Ukraine, il n’a fait que reconnaître la réalité », dit Roman Waschuk.

Le jeune État ukrainien a été rapidement incorporé à l’Union soviétique. Depuis que les Ukrainiens ont voté, par référendum, pour quitter le giron soviétique, en 1991, le pays n’a cessé d’osciller entre Moscou et l’Occident, rappelle Dominique Arel.

L’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass, à la frontière de la Russie, ont considérablement affaibli le camp prorusse en Ukraine, constate Dominique Arel.

Vladimir Poutine a décidé de ramener l’Ukraine dans son giron par la voie des armes.

PHOTO STRINGER, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des véhicules militaires russes circulant à Armiansk, en Crimée, vendredi

Une idée répandue

L’idée que les Ukrainiens ne forment pas vraiment un peuple reste assez répandue en Russie.

« Beaucoup croient que les Ukrainiens sont une simple variante des Russes », dit Serhyi Kudelia.

Une idée que Vladimir Poutine a reprise lors d’une rencontre avec George W. Bush, en 2008. Il lui avait alors lancé : « L’Ukraine n’existe pas. »

Pendant longtemps, Vladimir Poutine a tenu cette vision en sourdine. « Il parlait des Russes et des Ukrainiens comme de nations sœurs », dit Roman Waschuk.

Parallèlement, « il tentait de dénigrer l’Ukraine aux yeux de ses partenaires occidentaux », souligne Serhiy Kudelia.

« Mais après l’annexion de la Crimée, Poutine a compris que des gestes plus radicaux pouvaient être plus efficaces. »

Son long exposé de juillet dernier puis ses discours de cette semaine, poursuit Serhiy Kudelia, constituent « une combinaison de révisionnisme historique et de justification pour une intervention militaire future ».

Les mots se sont transformés en actes jeudi matin.