(Paris) La chaîne d’information la plus controversée de l’Hexagone continue de gagner des parts de marché, avec son discours clivant et réactionnaire. Une montée qui suscite l’inquiétude…

Stupeur et tremblements dans le paysage télévisuel français.

Pour la première fois depuis sa création en 2017, CNews s’est imposée récemment comme la chaîne d’information continue la plus regardée dans l’Hexagone, en passant devant sa grande rivale, BFMTV.

Même si elle ne représente que 2,7 % des parts de marché, cette percée est loin d’être anodine. Car CNews a réussi son coup avec un cocktail explosif de polémiques et de propos très conservateurs, sinon très réactionnaires. C’est pourquoi certains la qualifient volontiers de « Fox News française ».

Ses émissions, axées pour beaucoup sur la provocation et l’affrontement (les fameux « clashs »), exploitent ad nauseam les thèmes qui « font peur » aux Français. À coups de phrases-chocs, on y dénonce la délinquance, l’immigration, l’islam, mais aussi l’IVG et les revendications LGBTQ+ ou antiracistes, qui sont devenues des cibles de prédilection de ses chroniqueurs les plus sulfureux.

Autant dire qu’à gauche, on s’inquiète. Pour ses détracteurs, le succès de CNews est le reflet d’une droitisation, voire d’une « extrême droitisation » du débat public en France.

On craint même que la chaîne ne contribue aux chances de victoire de Marine Le Pen à la prochaine élection présidentielle, à force d’exploiter des thèmes chers au Rassemblement national.

« Ils ne font qu’entretenir un public intolérant dans ses convictions », résume tout simplement François Jost, spécialiste des médias à l’Université Sorbonne Nouvelle.

Zemmour président ?

La montée de CNews est largement attribuable à Éric Zemmour, star incontestée de la chaîne. Son émission (Face à l’info) bat des records d’audience et peut atteindre jusqu’à 1 million de téléspectateurs.

Ce chroniqueur au Figaro, bien connu pour ses propos antimusulmans, est devenu un champion du buzz et de la provoc.

À contrepied du politiquement correct, Zemmour ne se gêne pas pour attiser le ressentiment, avec des positions controversées, notamment sur les migrants, qu’il décrit comme des « voleurs, des violeurs et des assassins ».

PHOTO JOËL SAGET, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le polémiste français Éric Zemmour, star de la chaîne CNews

Nostalgique de la France d’antan, blanche, catholique et d’héritage gréco-romain, Zemmour est aussi un adepte de la thèse du « grand remplacement », selon laquelle la population française sera bientôt remplacée par la population arabe. Certaines de ses déclarations lui ont carrément valu d’être condamné pour incitation à la haine raciale.

Mais ses frasques plaisent à certains. Et sa popularité semble grandir au même rythme que le sentiment anti-immigration en France.

Fort de ce succès, le polémiste laisse même entendre qu’il pourrait se porter candidat à la présidentielle en 2022. Un récent sondage IFOP/Le Point le crédite d’ailleurs de 5,5 % des intentions de vote au premier tour, soit le même score que le candidat écolo Yannick Jadot ! Une bien mauvaise nouvelle pour Marine Le Pen, à qui il pourrait gruger des voix cruciales.

« Sur certains points, il est plus à droite qu’elle ! », fait remarquer Jean-Yves Camus, politologue spécialiste de l’extrême droite.

Calcul cynique

Chambre d’écho ou influenceuse de la société ? C’est la question qui revient toujours quand on évoque le succès de CNews.

Pour le sociologue des médias Jean-Marie Charon, aucun doute n’est permis : la chaîne joue le pur opportunisme. « Ils sont en train de cueillir les fruits d’un mouvement de fond dans l’opinion française qui va beaucoup dans le sens de l’insécurité et qui est très fort. Ils surfent là-dessus. »

Même discours chez François Jost, qui dénonce un « calcul cynique » de la part de la direction, par simple souci de rentabilité.

C’est aussi là, dit-il, que CNews peut être comparée à Fox News.

À l’instar de Rupert Murdoch et de sa station de télé américaine, le milliardaire Vincent Bolloré, propriétaire du groupe Canal+, n’a pas hésité à exploiter une part de marché qui était à prendre, à savoir les 30 % de Français qui votent Rassemblement national, en adoptant un ton beaucoup plus engagé sur le plan identitaire.

« C’est un cas typique de marketing dans une volonté de se détacher de la concurrence et d’aller dans un réservoir d’audiences absolument considérable », ajoute l’expert. Qui nuance toutefois sur un point : à la différence de Fox News, qui appuyait l’ancien président Trump, la chaîne française ne soutient pas le président en place, au contraire.

« Et on y trouve probablement moins de fake news ! »

MBC d’extrême droite ?

CNews est-elle pour autant un média d’extrême droite ? Jean-Yves Camus préfère nuancer.

« C’est aller très vite en besogne que de dire cela. Si c’était une chaîne d’extrême droite, je n’irais pas quand on m’invite ! C’est une chaîne qui a un discours de droite, oui, mais qui invite aussi des chroniqueurs de gauche. Qui invite des gens dont on a tendance à peu comprendre la pensée et qu’on range un peu trop vite en France dans l’extrême droite. »

L’expert cite entre autres le sociologue et commentateur québécois Mathieu-Bock-Côté (MBC), à qui CNews déroule régulièrement le tapis rouge, et qui s’est imposé comme une coqueluche de la chaîne avec la sortie de son livre « anti-wokes » La révolution racialiste.

« Il a tendance à être classé ici à l’extrême droite alors qu’il est juste un souverainiste québécois qui se revendique du gaullisme et qui est quelqu’un de tout à fait respectable », tempère Jean-Yves Camus.

N’empêche, les chiffres parlent d’eux-mêmes. La semaine dernière, le journal Libération a révélé que 36 % des invités de CNews depuis un an provenaient de l’extrême droite, un record dans le paysage audiovisuel français.

Le Conseil supérieur audiovisuel (CSA), équivalent français de notre CRTC, vient par ailleurs d’épingler la chaîne pour non-respect du pluralisme politique, en donnant un temps d’antenne excessif au Rassemblement national pendant la campagne pour les élections régionales.

Liberté d’expression

Considérant le climat social et politique en France, François Jost ne serait pas surpris que CNews grimpe éventuellement « jusqu’à 6 ou 7 % » de part d’audience. Une perspective qui l’effraie au plus haut point.

L’expert n’est pas contre la pluralité des points de vue, et admet volontiers que l’extrême droite a le droit d’avoir sa tribune.

Mais au nom de l’opinion, de la provocation et de débats axés sur l’émotion, CNews dépasse selon lui les limites de la liberté d’expression, pour flirter avec les confins plus sinistres de « l’incitation à l’intolérance ».

Une stratégie douteuse qui, rappelle-t-il, va à l’encontre des principes de base de la Cour européenne des droits de l’homme.