(Francfort) La Pologne est le théâtre de manifestations importantes depuis qu’on a décidé d’y interdire l’avortement, l’automne dernier, hormis quelques exceptions (en cas d’inceste, de viol ou lorsque la vie de la mère est en danger). Mais le pays voisin, l’Allemagne, n’est pas un exemple en la matière. La loi y est très restrictive et le sujet, encore très tabou. Si bien que, faute de trouver un médecin, des femmes doivent s’exiler pour interrompre une grossesse non désirée.

« L’avortement est encore illégal, mais dépénalisé dans certaines conditions », explique la docteure Kristina Hänel, symbole de la lutte pour l’avortement en Allemagne. En 2017, elle a été condamnée à 600 euros (930 dollars canadiens) d’amende pour avoir simplement indiqué, sur son site internet, qu’elle pratique l’avortement, chose alors interdite, selon l’article 219a du Code pénal allemand, qui date de 1933, époque du nazisme.

Elle a perdu, le 19 janvier dernier, son appel dans ce dossier, mais elle peut tout de même se targuer d’avoir réussi à faire modifier légèrement la loi, en 2019, pour l’autoriser – et ses collègues du même coup – à signaler qu’ils pratiquent l’avortement… sans toutefois avoir le droit d’informer sur la façon de le faire !

« On ne peut toujours pas expliquer ouvertement quelles sont les interventions médicales utilisées lorsqu’on pratique l’avortement », explique la Dre Kristina Hänel, médecin généraliste de 64 ans, qui exerce à Giessen, petite ville universitaire située au nord de Francfort, où près du quart des 84 000 habitants sont des étudiants.

PHOTO BORIS ROESSLER, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La Dre Kristina Hänel, médecin généraliste, symbole de la lutte pour l’avortement en Allemagne

On trouve n’importe quoi sur l’internet, mais on n’a pas le droit de diffuser de l’information médicale sur l’avortement sur notre site à titre de médecin ?

La Dre Kristina Hänel, médecin généraliste, symbole de la lutte pour l’avortement en Allemagne

« L’avortement est encore un immense tabou dans ce pays, ce n’est pas normal, s’indigne-t-elle. Les femmes ont peur de venir consulter, elles sont stigmatisées et l’avortement n’est pas remboursé par l’assurance maladie [le coût est entre 465 et 620 dollars], sauf en cas d’extrême pauvreté, où le land [l’État régional] peut prendre en charge les frais. »

Aller jusqu’en Autriche

Selon les articles 218 et 219 du Code pénal allemand, l’avortement est dépénalisé seulement dans un cadre très strict : il doit être pratiqué avant la 12e semaine de grossesse, la femme enceinte doit obligatoirement avoir une consultation avec une travailleuse sociale qui lui donnera de l’information sur le sujet et devra obligatoirement réfléchir pendant trois jours. L’avortement est également autorisé à la suite d’un viol ou en cas de menace sur la vie de la mère.

Mais ensuite, il faudra encore s’atteler à la tâche de trouver un médecin qui pratique l’avortement, car ils sont de plus en plus rares.

« Selon la région où elles habitent, les femmes doivent parcourir plus de 150 km pour pouvoir trouver un médecin qui pratique l’avortement. Je suis une des seules dans la région à le faire. En Bavière, une région très catholique et conservatrice du sud de l’Allemagne, certaines femmes doivent aller jusqu’en Autriche, et encore, ce sont les femmes qui ont des ressources [qui peuvent se le permettre] », explique la Dre Hänel.

Tabou même chez les jeunes

C’est pour cette raison qu’Alicia Baier a cofondé en 2019 Doctors for Choice, une association qui a pour but d’améliorer l’accès à l’avortement en Allemagne ainsi que la formation des médecins.

Jeune médecin diplômée depuis 2018, elle s’est rendu compte pendant ses études de médecine à Berlin que l’avortement ne faisait pas partie de l’apprentissage. « Le caractère illégal de l’avortement au pays fait en sorte que ce n’est pas un vrai service de santé publique. Beaucoup d’hôpitaux ne pratiquent pas l’avortement, soit parce que ce sont des hôpitaux catholiques soit parce qu’ils ne veulent pas avoir mauvaise réputation, explique Alicia Baier. Même certains étudiants voient d’un mauvais œil l’avortement, alors il faut les sensibiliser sur le sujet. »

Il y a un tabou énorme au sein même de la profession médicale ; les médecins qui pratiquent l’avortement sont de plus en plus âgés, certains vont prendre leur retraite dans les prochaines années, et on va avoir un vrai problème, car il n’y a pas de relève.

Alicia Baier, cofondatrice de Doctors for Choice

Elle précise qu’il y a près de 100 000 avortements qui ont été pratiqués en Allemagne en 2019.

La jeune docteure de 29 ans estime que même au sein de la société allemande de gynécologie et d’obstétrique (DGGG) très conservatrice, les contacts sont difficiles. « Ils nous prennent, Doctors for Choice, pour des militants de gauche, alors que nous avançons des arguments de santé publique recommandés par l’Organisation mondiale de la santé [OMS] » dit-elle.

Le manifeste des 374 Allemandes

« Notre génération n’a pas vécu les luttes pour les droits des femmes, alors peut-être que nous sommes moins conscientisées », estime Alicia Baier.

Elle fait référence au manifeste des 374 Allemandes issues des milieux de la politique, du cinéma et de la télévision (dont l’actrice Romy Schneider) qui, en 1971, ont annoncé sur la couverture du grand magazine Stern « Wir haben abgetrieben » (« Nous avons avorté »), « nous sommes contre l’article 218 du Code pénal et pour les enfants du désir ». « Des femmes de tous horizons se sont jointes à elles, 86 100 signatures ont été recueillies en deux mois et remises au ministre fédéral de la Justice, Gerhard Jahn, rappelle l’historienne Gisela Notz. De nombreuses manifestations ont eu lieu, puis, en 1976, une nouvelle loi dépénalisant l’avortement avant le troisième mois de grossesse. »

PHOTO ARNE DEDERT, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des opposants à l’avortement brandissent des affiches sur lesquelles on peut lire « Ma vie est entre tes mains… » et « Prière pour la vie » lors d’une manifestation pro-vie à Francfort, en Allemagne, en 2018.

Mais alors, pourquoi le sujet est-il encore tabou ?

« Principalement parce que l’article 218 du Code pénal interdit l’avortement sauf dans certaines conditions. Aussi parce que les mouvements pro-vie et les Églises influentes catholiques et protestantes exercent un pouvoir politique, moral et social dans toute l’Allemagne. Ces mouvements considèrent les femmes comme des meurtrières, tout comme les institutions et les médecins qui les aident », note Gisela Notz.

La Dre Kristina Hänel poursuit son combat. Elle compte aller jusqu’à la plus haute juridiction européenne s’il le faut pour défendre le droit d’informer sur l’avortement.

« Je travaille avec de jeunes féministes qui veulent faire évoluer les mentalités ; ça me donne de l’espoir, mais tout avance très lentement dans ce pays. »