Venise, submergée par les touristes ? Pas ces jours-ci. Depuis que le nord de l’Italie est devenu le principal foyer d’infection du coronavirus en Europe, ses rues et ses sites touristiques sont déserts, comme dans bien d’autres villes. Et la crainte de tomber malade n’a d’égale que celle d’une crise économique, a constaté notre chroniqueuse Marie-Claude Lortie.

Le stationnement est pratiquement vide, le vaporetto, ce bus-bateau qui m’amène en ville, est vide aussi. Les terrasses de la place Saint-Marc sont vides, les rues, les venelles, les impasses habituellement envahies par les touristes de partout dans le monde sont vides… 

La peur de la contagion qui a frappé le nord de l’Italie plus que tout autre secteur en Occident a fait fuir les touristes de la sérénissime. 

Il faut dire qu’au dernier décompte, il y avait 1694 cas de contagion et 34 morts liées au coronavirus recensés en Italie. La Lombardie et l’Émilie-Romagne, régions qui entourent Milan et Bologne, sont particulièrement touchées. Et la Vénétie aussi, la région de Venise.

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Un vaporetto, soit un bus-bateau, navigue avec très peu de passagers à son bord, à Venise.

En cherchant bien, sur le chemin menant au palais des Doges, on trouve une petite file d’attente devant un glacier où des touristes enlèvent leurs masques pour goûter au gelato à la gianduja. Un couple partage même un cornet, s’échange peut-être des microbes. C’est ça, alors, l’amour au temps du virus ? Prendre le risque de manger ensemble une glace à la noisette.

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Des gondoliers de Venise, impuissants, peinent à attirer des touristes.

Plus loin, à côté du pont Rialto, les gondoliers chôment, scotchés sur leur téléphone. Leurs bateaux vides. L’air déprimé.

« Venise était déjà moins achalandée à cause de tout ce qu’on a dit au sujet de la marée haute en novembre dernier », dit Alessio Trentin, gondolier depuis 20 ans. « Mais là, c’est plus bas que bas. Et ça baisse. »

« Il y a 430 gondoliers dans la ville et regardez combien de touristes », dit-il en montrant des trottoirs normalement furieusement bondés de visiteurs où, maintenant, marchent quelques visiteurs, dont beaucoup masqués, et pas pour le carnaval.

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La place Saint-Marc, à Venise, désertée par les touristes, dimanche

« On est chanceux quand on fait une sortie dans la journée », laisse tomber Alessio Trentin.

Alors c’est le temps de demander un rabais ?

« Ouais, peut-être 20 %. » Mais le gondolier n’a pas envie de rigoler. « Absolument tout dépend du tourisme ici. »

Peur économique

Voilà 36 heures que je suis en Italie et, partout, on me dit la même chose : que le pays souffrira affreusement financièrement.

On est beaucoup plus inquiet de ça que de l’effet du virus.

« Ce qui fait vraiment peur, ce sont les conséquences économiques de toute cette crise », explique Francesca Ladisa, gérante d’une boutique de chaussures à Trévise, en Vénétie, pas loin de Venise, où a été constatée la première mort italienne liée au virus. Une dame de 76 ans, hospitalisée depuis le début de février, qui souffrait déjà de problèmes cardiaques.

Il faudra faire de gros efforts pour relancer le tourisme. Il y aura des retombées, c’est sûr.

Le pharmacien Fabio Fantini, à Trévise

« Mais c’est sûr que les gens paniqués, vous ne les verrez pas », dit la pharmacienne Barbara chez Millioni. « Eux, ils sont enfermés chez eux. »

En attendant, Fabio Fantini n’a aucun masque de protection à vendre ni de gel désinfectant dans son commerce. Il y a longtemps, dit-il, que les stocks sont épuisés. Ça et l’alcool à friction. 

D’ailleurs, partout dans les pharmacies de Trévise et Venise, on lit des affiches indiquant aux clients que les mascherine sont esaurite (masques épuisés). Parfois, on demande aussi aux gens de ne pas se tenir trop près les uns des autres.

À Trévise, le théâtre indique que les représentations ont été suspendues jusqu’à nouvel ordre. Un restaurant asiatique a décidé de fermer, jusqu’à nouvel ordre. « Je ne sais pas pourquoi ils ont fait ça », dit Roberta Franchetto, du café Americano, de l’autre côté de la place. « Mais je pense qu’ils ne voulaient peut-être pas susciter de polémique. Je comprends, mais je ne suis pas d’accord. Il faut rester ouvert. »

En fait, ajoute-t-elle, « le vrai problème, ce n’est pas le virus, c’est la peur du virus ».

Elle-même, cela dit, n’est pas très occupée. Les clients ne se bousculent pas à son comptoir. L’école en face est fermée jusqu’à nouvel ordre, comme celles de toute la région, ainsi qu’en Lombardie. Le gouvernement a même dû adopter une loi pour ajuster le nombre de jours nécessaires dans une année scolaire pour qu’elle soit valide. 

Anna Morelli, éditrice de magazine à Lucques, en Toscane, a vu toutes sortes d’évènements annulés à Milan, où elle devait aller pour le travail, et comprend les décisions de limiter les grands rassemblements. 

Mais elle aussi s’inquiète de la suite. « J’ai peur de la crise économique que cela pourrait déclencher. J’espère que ça ne sera pas trop grave. »

À Milan, un calme inédit

La journée continue, et j’essaie de prendre un avion pour la Turquie, pour poursuivre un voyage prévu depuis longtemps. Je ne peux pas embarquer. Seuls les ressortissants turcs sont admis sur le vol, à cause du virus, nous explique-t-on. Je rentre à Venise. « Nous, on est bien contents que vous restiez », me dit la dame de la réception de l’hôtel. « On a besoin de compagnie. »

PHOTO MARIE-CLAUDE LORTIE, LA PRESSE

Le métro de Milan, lui aussi, est particulièrement vide en ces temps d’épidémie de coronavirus.

Le lendemain, je poursuis ma route en train – pas exactement bondé – vers Milan, l’un des centres les plus touchés, et je tombe sur une ville d’un calme inédit. Les terrasses sont vides, le métro est vide, sur la place du Duomo, il y a probablement plus de pigeons que de touristes. 

« Je n’ai jamais jamais vu ça. Même en plein milieu du mois d’août, ce n’est pas vide comme ça », relate Simona Guarnieri, relationniste pour des restaurants et des hôtels, qui comptent sur les touristes et les visiteurs. Elle aussi craint le pire pour la suite.

Ça prendra un temps fou à récupérer ce qu’on est en train de perdre.

Simona Guarnieri

De manière générale, les autorités sanitaires demandent à tout le monde d’éviter les endroits publics, les rassemblements. 

Pas de cinéma, de théâtre, d’évènements sportifs.

Les gens sont encouragés à travailler de chez eux avec leurs enfants dont les écoles sont fermées. Mais la réalité est plus complexe. Je demande à Simona Guarnieri comment elle s’organise avec sa fille d’âge scolaire. « C’est un désastre ! », répond-elle. Les jeunes n’ont pas nécessairement envie de rester reclus chez eux… Et de laisser leurs parents travailler.

Au café, où je m’arrête pour prendre un sandwich, tous les clients – deux autres personnes que moi, c’est tout – parlent du virus, mais surtout de la ville éteinte avec les deux employés qui se tournent les pouces. On s’inquiète. On se demande ce qui arrivera maintenant. Avec le virus. Avec l’économie. Toujours les mêmes questions.

« Je n’ai jamais vu ça », me dit encore Nicola Ragno, chauffeur de taxi. Lui aussi est très peu occupé. Les affaires vont mal. 

« Il n’y a qu’une seule chose réellement claire dans tout ça : les gens ont peur. »