(Paris) Depuis lundi, les cultivateurs allument des « feux de la colère » pour exprimer leur ras-le-bol. Aux racines de la grogne : un décret sur l’épandage des pesticides.

Ils en ont assez et ils veulent que ça se sache. Écœurés d’être les souffre-douleur d’un système que personne ne semble capable d’enrayer, les agriculteurs de France commencent à se mobiliser.

Depuis lundi soir, des centaines d’entre eux allument des « feux de la colère » partout en région pour exprimer leur ras-le-bol et manifester contre leurs conditions de travail. Ils incendient des palettes, des branchages, des bottes de foin et même des pneus en bordure des routes nationales, dans l’espoir de sensibiliser les citoyens et le milieu politique.

Ils ont appelé ça les « feux de la colère ». Mais ils parlent aussi de « feux du désespoir », en rapport au malaise agricole et à l’acharnement quotidien dont ils se disent victimes.

Alors que grandit la conscientisation sur les pesticides chimiques, les cultivateurs sont en effet devenus la cible de toutes les attaques environnementalistes. Invectives de citoyens, pression des groupes écologistes, reportages accusateurs dans les médias… les critiques sont si nombreuses qu’on parle désormais d’« agribashing ».

« On m’insulte pratiquement tous les jours. On me traite d’assassin. De pollueur. On me dit que je n’ai pas de morale… Je n’ai pas fait ce métier pour être insulté », résume Rey Simon, en direct d’un « feu de la colère » allumé en bordure d’une route nationale près d’Houdan, dans le département des Yvelines, à 70 km de Paris.

Nous sommes devenus les méchants de l’histoire, on en a marre.

Rey Simon

Rey Simon est propriétaire d’une terre de 120 hectares où il fait pousser du blé, de l’orge et du colza. Jusqu’ici, il endurait. Mais le projet de mise en place de zones de non-traitement (ZNT) visant à protéger les populations contre les dangers des produits chimiques est « la goutte qui fait déborder le vase ».

La ZNT, c’est la distance minimale de 5 à 10 mètres entre les habitations et les champs traités aux pesticides que le gouvernement français souhaite imposer dès le début de 2020.

La distance peut sembler minimale, au regard des 150 mètres qu’ont récemment voulu instaurer une quarantaine de maires de région – en vain. Mais pour certains agriculteurs, qui doivent se débattre avec la mauvaise presse, les problèmes financiers et les aléas du dérèglement climatique, ce décret est la « surréglementation » de trop.

Rappelons qu’en France, plus d’un agriculteur se suicide par jour, selon les chiffres de la Mutuelle sociale agricole (MSA) de 2015, une nette surmortalité par rapport aux autres catégories de la population.

Ce problème aigu s’expliquerait notamment par la pression économique, l’isolement et l’hostilité grandissante de la population et des groupes écologistes.

De nombreux reportages ont été faits sur la question et un film sur ce phénomène (Au nom de la terre) sortait en salle hier, preuve que le sujet est au cœur des préoccupations dans l’Hexagone. La France compte 448 500 chefs d’exploitation agricole, en baisse de 1,5 à 2 % par an.

« Un piège chimique »

Chez les environnementalistes, on dit sympathiser avec le malaise des agriculteurs. On montre plutôt du doigt l’industrie des produits phytosanitaires, qui contrôle le jeu et s’est rendue indispensable dans la chaîne de production.

« Je comprends leur colère dans le sens où ils sont les victimes d’un piège chimique dont ils ne savent pas se dépatouiller, explique Valérie Murat, fondatrice de l’association À bas les toxiques, établie dans les vignobles du Bordelais. On leur a appris à travailler comme ça. C’est du bourrage de crâne. Ils sont devenus les bons petits soldats de l’industrie chimique. »

PHOTO SEBASTIEN SALOM-GOMIS, AGENCE FRANCE-PRESSE

À Rennes, des manifestants écologistes montrent leur soutien au maire de Langouët, poursuivi pour avoir interdit l’usage de pesticides près des habitations de la commune.

Certains ont réussi la transition vers l’agriculture biologique. Mais faute d’accompagnement technique ou de soutien financier de la part des institutions, plusieurs hésitent encore à changer leurs pratiques. « On ne les aide pas à sortir de ce filet-là », admet la militante, en évoquant une industrie « vérolée par les lobbys ».

En France, groupes écologistes et associations de citoyens ont intensifié leur combat contre les pesticides, combat dont le totem demeure le glyphosate et ses produits dérivés. 

Le débat se polarise, et la jonction semble de moins en moins possible entre tenants du bio et adeptes du chimique.

Agriculteur et secrétaire général du syndicat des Jeunes agriculteurs en région d’Île-de-France, Quentin Le Guillous regrette que la profession soit ainsi critiquée, alors que la réalité sur le terrain est méconnue.

Concernant l’aspect politique, il déplore que le gouvernement « n’écoute plus les agriculteurs, mais les citoyens qui ne connaissent rien à l’agriculture ». L’instauration des ZNT serait ainsi, selon lui, le résultat de pressions exercées par les « rurbains », ces bobos qui travaillent en ville, mais ont le luxe d’avoir une résidence à la campagne.

Les feux de la colère ? Ils brûlaient encore hier en Île-de-France, dans le Nord, l’Est et le Sud-Ouest, à l’appel de plusieurs syndicats. Reste à voir jusqu’où monteront les flammes.

« Pour l’instant, on ne touche pas à la capitale, conclut Quentin Le Guillous. Mais au fur et à mesure, on va se rapprocher, pour finir dans Paris même. La campagne est en feu. Un jour, la campagne sera à Paris, avec des torches… »