(COURSEULLES-SUR-MER) « J’ai vu 17 Canadiens morts, dont un qui n’avait plus de visage. »

La gorge se noue. La voix s’étrangle. Les yeux s’embuent. Marguerite Cassigneul, 92 ans, vient à peine d’arriver sur la plage de Courseulles-sur-Mer que les souvenirs et l’émotion refont surface.

Elle nous agrippe le bras et regarde au loin.

« Dès que je vois la mer, je repense à tout ça. On ne voyait plus l’horizon, il y avait des bateaux partout. On n’oublie pas ces choses-là, vous savez. » — Marguerite Cassigneul

Elle a 17 ans, ce 6 juin 1944. Rémy, qui deviendra plus tard son mari, a deux ans de plus. Amis depuis l’enfance, les deux jeunes vivent à Tailleville, hameau situé à deux kilomètres des côtes normandes.

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Rémy et Marguerite Cassigneul

Le matin du jour J, les deux jeunes savent tout de suite que quelque chose de gros est en train de se jouer. Au loin, le bruit des explosions, des mitraillettes et des bombardements retentit comme une trame sonore de l’apocalypse.

Plus près d’eux, des soldats allemands courent dans tous les sens, désorganisés.

« Quand je suis sorti, il y en avait deux devant ma porte. Je leur ai demandé ce qui se passait. L’un d’entre eux a crié : “Invasionne !” Je l’ai revu le soir : il était mort au pied d’un arbre », raconte Rémy, 94 ans.

Le « jour le plus long »

Plus de 350 hommes meurent au combat et 700 sont blessés. Mais cette percée sera cruciale, car elle permet à l’armée alliée d’établir une tête de pont sur 10 km à l’intérieur des terres normandes. De là, elle lancera l’offensive sur la ville de Caen et l’aéroport de Carpiquet, points névralgiques de la sanglante « bataille de Normandie », qui fera plus de 140 000 morts, dont 5000 Canadiens et 20 000 civils, entre le 6 juin et le 1er septembre 1944.

La première tranche des hostilités se termine assez tôt. Vers 8 h, le silence s’installe dans la région, où flotte une forte odeur de kérosène.

Mais le « jour le plus long » est loin d’être terminé.

Sur le conseil des autorités locales, toutes les familles vont se cacher dans des tranchées, creusées loin du hameau, au cas où… Toutes sauf Felix, l’oncle de Rémy, qui choisit de rester dans sa ferme.

Mal lui en prend.

« Quand les premiers soldats canadiens sont arrivés, ils ont demandé s’il y avait encore des Boches dans le bâtiment. Quelqu’un leur a dit oui. Ils ont lancé une grenade. Je n’ai jamais revu mon oncle… », raconte Rémy.

Selon diverses sources, 3000 civils auraient été tués le jour du débarquement de Normandie. Un chiffre qu’on omet souvent de citer, lui préférant ceux des pertes militaires alliées (10 500) ou allemandes (10 000). Près de 25 000 personnes sont ainsi mortes lors du seul jour J, victimes directes ou collatérales de ce qui reste l’une des plus grandes opérations militaires de tous les temps : l’opération « Overlord ».

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Le cimetière militaire canadien de Bény-sur-Mer où reposent plus de 2000 Canadiens, pour la plupart tombés au combat dans les jours qui ont suivi le débarquement

Leur mort n’aura pas été vaine, puisque le jour J a été le premier pas vers la Libération et la victoire finale contre le IIIe Reich.

La contribution des Canadiens à cette bataille historique survenue il y a 75 ans sera soulignée dans quelques jours lors d’une grande cérémonie internationale à Courseulles-sur-Mer.

On y évoquera comment 15 000 d’entre eux ont débarqué ce jour-là sur Juno Beach, l’une des cinq plages mythiques du débarquement (les autres étant Sword, Gold, Utah et Omaha). Dirigée par le major-général Keller, la 3e division d’infanterie canadienne, qui comprend notamment le régiment québécois de la Chaudière, ainsi que la 2e brigade blindée canadienne libéreront en quelques heures les villages de la côte (Courseulles, Saint-Aubin, Bernières) et des environs.

Étonnement

Rémy et Marguerite, eux, n’ont pas oublié.

Quand les premiers soldats du régiment de la Chaudière arrivent à Tailleville en après-midi, ils savent que la partie est gagnée. C’est d’abord la surprise – « on s’attendait à voir les Américains », lance Rémy –, puis le sourire devant ce drôle d’accent.

« On était étonnés de les entendre parler comme ça. Ils étaient là avec leurs fusils, ils nous tutoyaient. Ils avaient l’air décontractés », raconte Marguerite.

Le contact se fait spontanément. Cet « étonnement » est loin d’être une barrière, au contraire. Comme le dit Michel Le Gallo, 82 ans, autre témoin du jour J, qui habitait alors Courseulles : « Ces Québécois parlaient le patois normand de chez nous. Les pêcheurs et les agriculteurs le parlaient. Alors on se comprenait. »

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Michel Le Gallo, 82 ans

Dans le hameau, l’ambiance est à la fête. On dépose les armes, les casques. Les militaires ont apporté du thé et des petits gâteaux. On trinque au calva. Quelques jeunes, dont Rémy et Marguerite, s’attroupent autour d’un soldat canadien.

Puis soudain, un sifflement. Touché à la tête, le soldat s’effondre, victime d’un tireur allemand, « probablement caché dans un arbre », dit Rémy. Le groupe transporte le blessé sur une table, mais il est déjà trop tard. « Il respirait un peu, puis il est mort », précise Rémy. « Un autre soldat nous a dit : “Donnez-moi ses papiers, je connais ses parents” », ajoute Marguerite, émue.

Le soir du jour J, tout Tailleville dormira à la belle étoile, dans un champ, par crainte d’une contre-offensive allemande. « C’est la première fois que j’ai couché avec Marguerite, lance Rémy d’un air coquin. Je veux dire : on a couché un à côté de l’autre… avec ses parents ! »

Le lendemain, après la messe, célébrée par un aumônier québécois, Marguerite va constater avec son père le déploiement des troupes alliées sur la plage de Saint-Aubin. Sur le sable, 17 cadavres de soldats, dont l’un défiguré, vont la marquer pour toujours. Tout comme cette mer noire de milliers de bateaux et cette odeur de gazoline, qui lui remonte encore dans les narines.

Rémy et Marguerite se sont mariés quatre ans plus tard, en 1948. Vécurent heureux – du moins le suppose-t-on, en les voyant si guillerets malgré leur âge avancé – et eurent de nombreux enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Un regret, peut-être : que personne n’ait pris le relais de la ferme, qui les a fait vivre pendant tant d’années.

Aujourd’hui, ils comptent parmi les derniers témoins du jour J. Et ne se font pas prier pour raconter cette étrange journée, dont ils gardent le souvenir de la mort, du vacarme et de ce drôle d’accent, qui reste pour eux associé à la libération.

« C’était bien qu’on se comprenne, conclut Rémy, sourire en coin. Ça aurait été les Britanniques, ça n’aurait pas été pareil… »