Ils en ont assez, ils sont en colère, ils sont prêts à aller jusqu'au bout. Entre les gaz et les grenades assourdissantes, La Presse a rencontré les « gilets jaunes » hier à Paris, au cours d'une manifestation spectaculaire, marquée par les violences et le chaos.

Il est 15 h, rue Washington, à deux pas des Champs-Élysées. Un groupe de gilets jaunes tente de rejoindre la place de l'Étoile, où doit se tenir une deuxième grosse journée de mobilisation. Une rangée de policiers (CRS) leur bloque le passage. Charge. Puis s'arrête, avant d'envoyer les grenades assourdissantes, les gaz et les tirs de Flash-Ball (armes de défense à balles de plastique).

Incapables de rejoindre le corps principal de la manifestation, les gilets jaunes s'éparpillent dans les rues avoisinantes, en quête d'une brèche. C'est le jeu du chat et de la souris. La police réapparaît au prochain coin de rue, pendant que des manifestants, munis pour plusieurs de masques à gaz de fortune, ripostent à coups de pavés et de bouteilles de verre. La fumée des lacrymogènes ajoute au spectacle. Il y a dans l'air une odeur de révolution.

De révolution jaune fluo.

CASSEURS À PARIS

Ce devait être une manifestation pacifique. Mais très vite, les choses ont dégénéré hier à Paris.

Dès 9 h du matin, les premiers affrontements éclatent sur les Champs-Élysées, où les manifestants se sont donné rendez-vous.

La situation ne va pas en s'améliorant. Toute la journée, les heurts se succèdent en différents quartiers du centre, autour de l'Arc de triomphe, mais aussi à la Bastille, au Trocadéro, place de la Concorde.

À la nuit tombée, quand les casseurs prennent le pas sur les manifestants, les violences se poursuivent à coups de barricades, de voitures incendiées, de vitrines fracassées et de mobilier urbain saccagé. En soirée, on dénombre 263 interpellations, 110 blessés, dont une vingtaine chez les forces de l'ordre.

Le gouvernement français avait parié sur l'essoufflement de ce mouvement social inédit, qui se distingue par sa spontanéité et son absence de leader. Mais après trois semaines de mobilisation et de manifestations parfois très radicales, force est de constater que la colère des gilets jaunes ne faiblit pas. Selon un sondage Odoxa paru jeudi, le mouvement serait par ailleurs soutenu par 84 % des Français, signe que le mécontentement se généralise.

« SURVIVRE ET NON VIVRE »

Rue de Valois, hier, on constate l'impatience et la frustration. Bien que multiples, les revendications des gilets jaunes tournent toutes autour du même sujet : la disparition du pouvoir d'achat, le fait de « ne plus y arriver », l'impression de « survivre et non vivre ».

Moustache et casque de Gaulois sur la tête, Jean-Pierre Maréchal, 60 ans, est venu avec sa fille Wendy. Cet ancien cheminot proteste principalement contre la coupe dans les retraites. 

« Six cents euros en moins par an, ça fait mal. »

- Jean-Pierre Maréchal, « gilet jaune »

Surtout quand « tout le reste augmente », à commencer par le prix de l'essence, dont les hausses récentes (« de 1,10 euro à 1,50 euro le litre en deux ans ! ») sont à l'origine de ce vaste mouvement de contestation.

Un peu plus loin, Jean-Marc Laine s'est préparé pour la guérilla urbaine. Il porte un casque de vélo, des lunettes de ski, un masque à gaz de motocycliste. De vagues airs de Mad Max, barbe en prime.

Jean-Marc, 30 ans, vit en banlieue. Conduit des balayeuses de rue. Deux enfants. Sa femme travaille, mais, malgré leurs deux salaires, ils sont « pris à la gorge ». Une hypothèque insurmontable. Des « dettes qui s'accumulent », la « galère » pour boucler les fins de mois. « Tout est fait pour nous piquer notre argent », dit-il en évoquant le poids fiscal qui écrase les Français.

Des grenades lacrymogènes atterrissent à cinq mètres du groupe. Les manifestants courent instinctivement dans la direction opposée. En retrait, James Crollet, 55 ans, contemple la scène avec une pancarte et son casque de la construction. C'est sa seconde manif de gilets jaunes. Mais pas sa dernière, promet-il. 

« Depuis le temps qu'on attend ce moment, on ne va pas arrêter maintenant. »

- James Crollet, « gilet jaune »

Comme tous les autres, James n'en peut plus de voir l'État « pomper » le bas et le milieu de la société, « mais jamais le haut ». Il se prépare à la révolution et se dit « prêt à être le premier à mourir sur les barricades ». Romantique... mais aussi bienveillant : avant de repartir à l'assaut, il nous offre un masque contre la fumée des lacrymos. « Sers-toi. C'est dans mon sac. Tu vas en avoir besoin. »

Tous n'ont pas eu la bonne idée de se protéger. Affalé sur le trottoir, Antonin Samoullet se fait donner les premiers soins par une infirmière indépendante. Il s'est fait ouvrir le front par un projectile de Flash-Ball, ces cartouches en plastique dur que la police tire sur les manifestants. Il a du sang jusque sur le menton. Manque de chance : parti de Toulouse à 4 h du matin avec des amis, il n'a pas fait trois pas avant d'être mis hors de combat.

« Mais il fallait être là, dit-il, encore sonné. C'est un moment important pour notre société. »

« MACRON DÉMISSION ! »

Combien sont-ils, ainsi, à protester ? Les chiffres officiels font état de 75 000 manifestants dans toute la France, et de 6000 à Paris. « Nous sommes au moins 10 fois plus ! », corrige Pascal Chiron, qui s'investit depuis le début dans le mouvement. Ils étaient 282 000 à manifester lors de la première journée nationale des gilets jaunes, le 17 novembre, et 106 000 à la deuxième, le 24 novembre.

« Je vous le dis, moi : le feu est allumé ! »

- Pascal Chiron, « gilet jaune »

La question sera de savoir comment l'éteindre. L'État se veut jusqu'ici intraitable devant ce mouvement diffus, qui brille par son absence d'interlocuteurs. Mais la fracture sociale semble bien réelle et le dialogue peine à s'installer.

Plusieurs manifestants dénonçaient hier l'« arrogance » et le « mépris » du jeune président de la République, dont les réformes, incluant la suppression controversée de l'ISF (impôt sur la fortune), semblent surtout avantager les « très riches ». Sur l'air de « Macron démission ! », certains réclamaient même carrément un retour aux urnes, message par ailleurs soutenu par certains partis de l'opposition. Le chef du parti Les Républicains, Laurent Wauquiez, a pour sa part demandé un référendum pour que les Français puissent se prononcer sur les mesures qu'on leur impose.

D'Argentine, où il participe au sommet du G20, Emmanuel Macron est resté sur ses positions, condamnant sans appel les événements de la journée. « Je respecterai toujours les contestations, mais je n'accepterai jamais la violence », a-t-il déclaré.

L'inquiétude semble tout de même palpable au sein du gouvernement. Le premier ministre Édouard Philippe a notamment annulé son voyage en Pologne pour la COP24 sur le climat, afin de gérer la crise.

La France n'a pas fini de voir jaune.

Photo ALAIN JOCARD, AFP

Des policiers antiémeute ont été couverts de peinture par certains manifestants.