Cela faisait plus d’une semaine que les chaînes d’information prévoyaient que Joe Biden deviendrait le prochain président. Tucker Carlson, Sean Hannity et Laura Ingraham ne savaient plus quoi dire à l’antenne.

« Qu’allons-nous faire tous ensemble demain soir ? », a demandé Laura Ingraham, présentatrice de l’émission de 22 h sur Fox News, à ses collègues dans une chaîne de messages textes, le 16 novembre 2020.

M. Carlson a répondu qu’il prévoyait de consacrer une grande partie de son émission à une entreprise de technologie de vote électronique peu connue, devenue la cible des partisans de M. Trump qui soupçonnent que l’élection a été truquée : Dominion Voting Systems.

« Je n’en ai pas dit un mot jusqu’à présent », a déclaré M. Carlson, reconnaissant que les théories conspirationnistes sur le rôle qu’aurait joué Dominion dans un complot fictif visant à détourner les voix du président Donald Trump le mettaient mal à l’aise.

« Tout cela me semble insensé, a-t-il écrit. Et Sidney Powell ne veut pas divulguer les preuves. Ce que je déteste. » Sidney Powell, conseillère juridique de la campagne Trump, « rend tout le monde paranoïaque et fou, y compris moi », a ajouté M. Carlson.

Les messages textes de ce type, publiés mardi soir dans le cadre du procès en diffamation intenté par Dominion contre Fox News pour une somme de 1,6 milliard de dollars américains, constituent l’une des preuves les plus évidentes des doutes sérieux que de nombreux membres de la chaîne ont exprimés entre eux, alors même qu’ils racontaient à leurs millions de téléspectateurs une histoire très différente de fraude et de malversation dans les urnes.

PHOTO TED SHAFFREY, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Photos de personnalités de Fox News affichées à l’extérieur des bureaux de Fox News, à New York

Certains animateurs et invités de Fox News ont continué à diffuser des affirmations sur une fraude électorale généralisée et à avancer un récit révisionniste de ce qui s’est passé lors de l’émeute au Capitole le 6 janvier 2021 – peu l’ont fait plus que M. Carlson, dont l’évolution de sceptique à négateur de l’élection a été pleinement affichée dans les messages nouvellement divulgués.

Montages « trompeurs »

Cette semaine, l’animateur a diffusé des séquences montées de manière sélective, qui lui ont été remises par le président de la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, et qui tentaient de présenter l’attaque comme n’étant rien de plus que ce que M. Carlson a déclaré être un cortège « ordonné et doux » de curieux qui étaient à juste titre mécontents de la manière dont l’élection s’était déroulée.

M. Carlson, qui a ridiculisé les allégations de complot visant à voler l’élection en les qualifiant de « scandaleusement imprudentes » et « absurdes » dans ses messages textes de novembre 2020, a également continué à donner du crédit aux mensonges sur la fraude électorale généralisée cette semaine.

Les manifestants étaient en colère. Ils pensaient que l’élection à laquelle ils venaient de participer avait été organisée de manière injuste, et ils avaient raison.

Tucker Carlson, lors de son émission de lundi

Il a ajouté, sans donner de détails : « Avec le recul, il est clair que l’élection de 2020 a été une grave trahison de la démocratie américaine. Compte tenu des faits qui sont apparus depuis lors au sujet de cette élection, aucune personne honnête ne peut le nier. »

Certains républicains, qui s’efforcent souvent d’éviter de paraître critiques à l’égard de personnalités pro-Trump aussi puissantes que M. Carlson, ont réprimandé l’animateur mardi pour ses commentaires sur la fraude électorale et l’attaque du Capitole. Le sénateur Mitch McConnell, chef de la minorité, a déclaré qu’il s’en tenait à la déclaration du chef de la police du Capitole, qui a qualifié les commentaires de l’animateur d’« offensants et trompeurs », et fondés sur des séquences qui ont été « commodément choisies parmi les moments les plus calmes » des 41 000 heures d’enregistrement.

« En ce qui concerne la présentation de Fox News [lundi] soir, je tiens à m’associer entièrement à l’opinion du chef de la police du Capitole sur ce qui s’est passé le 6 janvier », a déclaré M. McConnell. Le sénateur Mitt Romney, de l’Utah, candidat du Parti républicain à l’élection présidentielle de 2012, a qualifié l’émission de M. Carlson de « dangereuse et dégoûtante ».

Un porte-parole de Fox News a déclaré mardi que Dominion avait eu recours à « des distorsions et des informations erronées » dans ses récentes déclarations en attribuant erronément des citations et en omettant le contexte dans le but de dénigrer la chaîne.

« Nous savons déjà qu’ils sont prêts à dire et à faire n’importe quoi pour tenter de gagner ce procès, mais déformer et même mal attribuer des citations aux plus hauts niveaux de notre entreprise est vraiment inacceptable », a déclaré le porte-parole.

Certaines des remarques privées de M. Carlson au sujet de M. Trump sont difficiles à concilier avec les louanges qu’il a prodiguées à l’ancien président en public. Parfois, l’animateur et ses producteurs se réjouissaient de ce à quoi ressemblerait un cycle d’information sans M. Trump. Et ils ont joyeusement prédit l’affaiblissement de son pouvoir en tant que force politique.

« Nous sommes très proches de pouvoir ignorer Trump la plupart des soirs, a écrit M. Carlson aux membres de son équipe le 4 janvier 2021. Je suis vraiment impatient. »

Un producteur a répondu : « Je ne veux rien autant que ça. »

M. Carlson a alors répondu : « Je le déteste passionnément. »

Les nouveaux documents montrent que Rupert Murdoch, président de Fox Corp., a lui aussi sévèrement critiqué M. Trump, au point d’être parfois dédaigneux. Lors de sa déposition dans le procès Dominion, M. Murdoch a déclaré qu’il pensait que l’ancien président était un mauvais perdant.

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Rupert Murdoch, président de Fox Corp., en 2017

Et lorsqu’on lui a demandé s’il avait déjà cru à une « fraude massive » lors de l’élection de 2020, il a répondu sans équivoque : « Non. »

« Je n’ai même jamais étudié la question », a-t-il déclaré.

À un moment donné, selon le texte intégral d’un courriel rendu public mardi, M. Murdoch a demandé à la PDG de Fox News Media, Suzanne Scott, si certains animateurs n’avaient pas été trop enclins à accepter de fausses accusations de fraude. Le 21 janvier 2021, M. Murdoch s’est plaint que Fox se fasse « encore jeter de la boue » pour avoir enflammé la rhétorique qui a contribué à déclencher l’agression du 6 janvier.

Puis M. Murdoch a concédé, en faisant allusion à M. Hannity et à Mme Ingraham, que « Sean et Laura sont peut-être allés trop loin ».

L’aseptisation des évènements du 6 janvier 2021 dans des émissions telles que celle de M. Carlson au cours des deux dernières années semble d’autant plus flagrante compte tenu des propos qu’il a tenus le 7 janvier 2021. Les nouveaux documents contiennent une chaîne de textos que l’animateur a échangés avec ses producteurs ce matin-là.

Lorsque M. Carlson prédit à nouveau que l’influence de M. Trump s’estompera au fur et à mesure qu’il « deviendra incalculablement moins puissant », l’un de ses producteurs craint que les dernières semaines de la présidence de M. Trump n’apportent encore plus de chaos et de danger.

« La spirale de colère de Trump est vicieuse », dit le producteur à son patron.

« C’est certain », répond M. Carlson.

« Mortelle, ajoute l’animateur. Il nous reste deux semaines. Nous pouvons le faire. »

Lisez le texte original sur le site du New York Times (en anglais, sur abonnement)