Avec l’avènement au Québec d’une foule de nouveaux vignobles écologiques, la légalisation de la « piquette » et une curiosité généralisée pour les liquides fermentés de toutes sortes, les boissons hybrides n’ont pas fini de nous étonner. Et elles sont beaucoup plus qu’une recherche de nouveauté et d’originalité à tout prix.

Ces boissons qui marient vin et cidre, cidre et bière, hydromel et fruits ou plantes aromatiques, etc., sont l’expression d’une nouvelle conception du terroir, libre et élargie. Chez les vignerons et autres producteurs de boissons produites le plus naturellement possible, avec des ingrédients locaux, on parle énormément de biodiversité et de comment les vignobles, vergers et autres champs de céréales doivent s’ouvrir à la polyculture. L’objectif de cette biodiversité : prévenir les maladies, respecter l’environnement et offrir un meilleur produit aux consommateurs.

Des domaines, jeunes et moins jeunes, se tournent donc vers le réensauvagement. Cette approche de conservation passe par la réimplantation sur une terre d’espèces végétales ou animales éliminées par les activités humaines. Mais que faire avec ces pruniers et ces églantiers plantés entre les rangs de vignes ? Les cofermentations, les assemblages, les macérations et autres expérimentations apportent une partie de la réponse.

« D’un point de vue économique, ça a aussi du sens de pouvoir “vinifier » tout ce qu’on plante au nom de la biodiversité », affirme Véronique Lemieux, fondatrice du projet Vignes en ville et « gardienne » d’une parcelle expérimentale au Vignoble de la Bauge, qu’elle conçoit et entretient avec le sommelier et néo-vigneron Steve Beauséjour. « Disons que je ne me vois pas vendre des poires au bout du rang ! »

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Véronique Lemieux, fondatrice de Vignes en ville

Pendant une de ses vinifications expérimentales pour Vignes en ville, la chercheuse avait jeté dans le fermenteur des mûres, des baies de sureau et d’autres fruits urbains qui poussaient dans les alentours des raisins. « Le fait que j’aie réussi à faire une boisson potable alors que je n’avais aucune expérience de vinification m’a donné la conviction qu’on pouvait certainement faire quelque chose d’intéressant dans un environnement plus contrôlé », raconte la spécialiste d’agriculture urbaine, de permaculture et de sols vivants.

Pour alimenter la réflexion de Véronique et de Steve sur les possibles d’une démarche fondée sur la biodiversité, la sommelière Vanya Filipovic (copropriétaire du restaurant Mon Lapin) est débarquée à La Bauge, à Brigham, avec quelques bouteilles d’un projet sur lequel elle travaille avec un club de vin américain appelé Viticole.

Ma mission est d’amener la biodiversité jusque dans le verre en développant des produits. Je travaille avec les vignerons pour voir comment on peut utiliser ce qui pousse dans les environs à toutes sortes de fins.

Vanya Filipovic, sommelière

Un exemple : Vanya avait visité un producteur californien pris avec un poiré (cidre de poire) problématique, parce qu’il avait beaucoup trop d’acidité volatile, une « déviance » le rapprochant du vinaigre. L’idée est venue d’y macérer de la sauge sauvage et de l’armoise pour lui redonner de l’équilibre. « Ça a tellement bien fonctionné que Steve – qui est un excellent dégustateur – était convaincu que c’était du raisin, dit Vanya en rigolant. Le poiré a développé un côté vineux, avec des notes de garrigue herbales et poivrées. »

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Steve Beauséjour, sommelier et néo-vigneron

Bref, s’accorder la liberté de sortir du cadre strict des différentes catégories et appellations permet aussi de corriger certaines « déviances » ou insuffisances sans avoir recours à des produits œnologiques de synthèse, comme le font les vignobles traditionnels. Du reste, qui peut se permettre de perdre sa récolte, en entier ou en partie, à l’heure où la nature se révolte et où le prix d’un vignoble ou d’un verger est astronomique ?

Le chai s’éclate

Chez Lieux communs, on s’est prévalu de cette ouverture du marché québécois pour les produits non puristes en ajoutant un peu de moût de pomme fermenté dans un vin. En France ou en Italie, les quatre propriétaires de l’étiquette, Guillaume Laliberté, Daniel Gillis, Thibaud Gagnon et Laurent Noël, se feraient peut-être traiter d’hérétiques, mais pas ici. « Notre cuvée Envol 2021 manquait un peu de fraîcheur, alors on y a ajouté 5 % de cidre. Ça lui a vraiment fait du bien. »

Ici, la diversité est dans le chai, qui se trouve en pleine ville, près du Marché central. L’étiquette a planté ses premières vignes en 2020, là où se trouvent aussi celles d’Hugo Grenon (cidre Polisson et vin à venir !) et une petite ferme maraîchère laissée en friche cette année (Cultures nécessaires). Jusqu’ici, leurs vins et leurs cidres ont été produits en négoce, avec du raisin et des pommes achetés à d’autres agriculteurs. Aussi se sont-ils retrouvés avec un grand choix de petites fermentations pour expérimenter.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Daniel Gillis, Laurent Noël et Guillaume Laliberté, trois des propriétaires de l’étiquette Lieux communs

« Dans notre cas, les boissons hybrides sont nées du fait qu’en cuverie, on s’est amusés à faire des tests et quand on a vu qu’un jus pouvait en améliorer un autre, on s’est dit : pourquoi pas ? explique Guillaume Laliberté. C’est un peu comme ça dans un vignoble traditionnel aussi, où on fait des assemblages, mais qu’avec du raisin. Dans notre cas, ce sont des fruits différents. »

La légalisation de la piquette, à l’automne 2021, a aussi accéléré les choses, au Québec. On peut maintenant ajouter de l’eau sur les peaux de raisin qui ont servi à faire un premier vin, puis refermenter le tout pour donner une boisson faible en alcool. C’est ce qu’on retrouve par exemple dans le produit Reflets 2021, de Lieux communs, un assemblage de piquette aromatisée au tagète (une fleur), de pomme Empire et d’un peu de raisin rouge.

« On n’utilise que des choses qu’on a sous la main ou qui font partie de notre univers à nous, que ce soit dans le champ ou dans la proximité sociale. Les gens de Zamalek, qui produisent une boisson à l’hibiscus non alcoolisée, sont des amis. On a décidé de faire une piquette avec leurs fleurs d’hibiscus égyptiennes. Ces affaires-là ne sont pas nées d’une étude de marché et elles sont complètement naturelles ! C’est un peu un pied de nez aux boissons industrielles », lance Guillaume.

Samuel Chevalier est lui aussi tombé sur plein de petits trésors fermentés en devenant directeur général de l’étiquette de cidre Fleuri, cet été. Il y avait même un fût rempli de chardonnay du Niagara 2017 vinifié par les propriétaires Julien Niquet et Justine Therrien. Celui-ci a déjà commencé à développer des notes tertiaires le rapprochant d’un xèrès. Samuel, sommelier qui a travaillé pour l’agence Œnopole pendant plusieurs années, compte l’assembler avec un cidre pour créer un produit vraiment unique. « On est aussi en train de discuter avec la marque Ippon pour faire un assemblage bière et cidre. »

Bref, on n’a pas fini de brouiller les catégories, pour pouvoir continuer à boire… longtemps !

Nouvelles, les boissons hybrides ?

Pas du tout ! Catherine Fabi, sommelière au restaurant Knuckles, s’apprête à faire une maîtrise en histoire sur la vinification antique. « Les premières preuves de production de vin en Chine, qui remontent à 9000 ans, montrent que riz et raisins rustiques étaient mélangés. Il y avait aussi de la prune.

« Dans la Rome antique, le terroir du grand empire s’exprimait dans les boissons, avec toutes sortes de fruits et d’herbes différentes selon la région. En Géorgie, l’estragon était beaucoup utilisé. » Avec le développement des appellations dans le monde du vin, cette boisson est devenue affaire de purisme.

Au Québec, on a la chance d’avoir une vision beaucoup moins restrictive, même si, comme dirait Samuel Chevalier, de Fleuri, « l’industrie est beaucoup plus décomplexée que la loi ». Car on ne peut pas non plus faire n’importe quoi. On vous épargne les détails des règlements. Ce serait beaucoup trop fastidieux.

Le monde de la bière est sans doute le plus libre de tous, et les microbrasseurs s’en donnent à cœur joie depuis plusieurs années. Fermentations sur marcs de raisin de tel ou tel vignoble québécois, ajout d’une foule de fruits et d’herbes dans leurs brassins, bière au miel (braggot), etc. Ils ont en partie préparé le terrain, tout comme Fable Farm, au Vermont, qui mélange pomme et raisin depuis des années déjà.

Quelques produits d’ici

Ces produits sont présentement offerts dans un dépanneur spécialisé en bières, une épicerie fine ou un caviste près de chez vous.

Beezz pourpre Ferme Apicole Desrochers et Vin Mon lapin, à 5,6 % d’alc./vol., environ 20 $ plus taxes

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @HYDROMEL_DESROCHERSD

Le Beezz Pourpre est une collaboration de la Ferme apicole Desrochers et du restaurant Vin Mon Lapin.

Ce vin de miel perlant au cassis et à la camerise est issu d’une collaboration entre le maître de l’hydromel Géraud Bonnet et la sommelière Vanya Filipovic. C’est une ode à Ferme Neuve, où se trouve la Ferme Apicole Desrochers et les Miels d’Anicet. Le précieux sucre a fermenté avec des camerises et du cassis de la région. Les camérisiers sont même plantés avec le sarrasin où butinent les abeilles. Une partie de l’élevage s’est fait dans une amphore tournée par le potier québécois Benoît Daigle. Plusieurs autres produits de la Ferme Apicole Desrochers (comme le « Beezz sur peau » aux pommes et pommettes) sont le fruit de savantes hybridations.

Lieux communs Reflets 2021 (750 ml, environ 23 $ plus taxes), Débuts 2021 (750 ml, environ 23 $ plus taxes) et Hibiscus (355 ml, environ 5 $ plus taxes)

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Reflets et Débuts sont deux boissons hybrides de l’étiquette Lieux communs.

Trois produits hybrides de Lieux communs se trouvent présentement sur le marché. Reflets est décrit ainsi : pomme Empire submergée dans un vin rouge de Sainte-Croix, assemblée avec de la piquette de vidal du Domaine du Nival infusée avec la fleur de tagète des Cultures nécessaires. Débuts est composé de jus d’Empire du vignoble Coteau St-Paul, fermenté sur lies de riesling, puis assemblé à une piquette du même riesling. Hibiscus marie pommes Empire de Frelighsburg, cépages noirs (frontenac, marquette, Sainte-Croix) et hibiscus. Il s’agit de boissons à faible taux d’alcool, particulièrement rafraîchissantes.