Encore méconnues, bien qu’utilisées depuis des lunes, les jeunes pousses de sapin baumier se fraient tranquillement une place jusqu’à nos papilles grâce à de petites entreprises québécoises qui les intègrent à leurs produits. C’est le cas de Jérémie Postel, amoureux des forêts et ambassadeur du patrimoine culinaire, que nous avons accompagné au cours d’une journée de cueillette dans la flore estrienne, dans les environs de Sutton.

« Quelle est la différence entre un sapin et une épinette ? » Cette question piège, Jérémie Postel la pose à ceux et celles qui viennent, chaque printemps, cueillir avec lui les jeunes pousses de sapin baumier. Et aussi aux personnes qui participent aux randonnées d’interprétation en forêt qu’il anime dans le cadre d’un partenariat avec l’agence Traktour. « Je me suis rendu compte que beaucoup de Québécois ne connaissent pas tant que ça leurs forêts et les différentes essences de résineux », constate ce Français d’origine, né à Falaise, dans le département de Calvados, et qui s’est établi au Québec en 2011, après avoir rencontré une Québécoise.

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Les jeunes pousses sont reconnaissables à leur teinte claire.

Pour la cueillette, ce savoir est capital, puisque ce sont les aiguilles plates de sapin baumier (et non les aiguilles triangulaires des épinettes) qu’il fait macérer pour produire son miel de sapin ou qu’il fait sécher, puis réduire en poudre, afin de parfumer ses confitures. Celui qui a grandi dans une famille de boulangers a fait ce choix après avoir fait des essais avec du pin, de la pruche, de l’épinette et du sapin. Au goût, ce dernier s’est distingué des autres.

Le sapin est vraiment plus doux au toucher que l’épinette et, dans son goût, c’est à peu près la même chose. L’épinette est un peu plus acide et plus piquante. Le sapin est plus rond.

Jérémie Postel

C’est pourtant par l’épinette qu’il a découvert le potentiel gustatif des résineux. Dans les Pyrénées, une amie bergère lui a fait goûter une recette ancestrale qu’il a rapidement adoptée : des jeunes pousses d’épinette macérées dans le sucre au soleil. Son désir de ne consommer que des sucres naturels l’a plus tard amené à revoir cette recette pour l’adapter au miel.

  • En herboristerie, le sapin baumier est utilisé pour ses propriétés médicinales. Jérémie Postel valorise pour sa part sa valeur gustative.

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    En herboristerie, le sapin baumier est utilisé pour ses propriétés médicinales. Jérémie Postel valorise pour sa part sa valeur gustative.

  • Zoe Rousseau est venue de Montréal pour participer à la cueillette.

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    Zoe Rousseau est venue de Montréal pour participer à la cueillette.

  • À sa première expérience de cueillette, Maryline St-Pierre a livré une performance honorable : 3,5 kg de pousses récoltées.

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    À sa première expérience de cueillette, Maryline St-Pierre a livré une performance honorable : 3,5 kg de pousses récoltées.

  • Les cueilleurs, comme Benjamin Bleuez, disposent d’une dizaine de jours pour amasser les 200 kg de pousses nécessaires à la production annuelle.

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    Les cueilleurs, comme Benjamin Bleuez, disposent d’une dizaine de jours pour amasser les 200 kg de pousses nécessaires à la production annuelle.

  • Les cueilleurs Manuel Girard et Sylvain Lebrun. Ce dernier a découvert Jérémie Postel par ses confitures.

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    Les cueilleurs Manuel Girard et Sylvain Lebrun. Ce dernier a découvert Jérémie Postel par ses confitures.

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À la fin de chaque printemps, celui qui travaille également comme élagueur-grimpeur passe une dizaine de jours à cueillir les jeunes pousses dans les vallons des environs de Sutton. Se joignent à lui quelques cueilleurs, certains rémunérés en argent ou en échange de services, d’autres bénévoles, attirés par la philosophie de Jérémie et par la zénitude de la cueillette, un geste qui est à ses yeux poétique et méditatif, souligne-t-il, assis en tailleur sur un tapis d’aiguilles de pin.

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Contrairement à d’autres produits de la forêt boréale, pas besoin de se pencher pour cueillir le sapin baumier !

Pour moi, tout est poésie, et l’acte de cueillir, je trouve ça hyper poétique. Cette relation-là à mon environnement, c’est ce qui me nourrit. Je vais chercher l’émotion qui est derrière pour la partager et la faire vivre aux autres.

Jérémie Postel

L’amour de la forêt en petits pots

Ainsi, ce n’est pas seulement du miel et de la confiture qu’il met en pots dans son entreprise lancée à la fin de 2018, mais son amour de la forêt qu’il espère communiquer jusque dans les papilles. « Pour moi, l’attachement qu’on peut avoir à ce qui nous entoure passe beaucoup par la bouche. Dans nos besoins premiers, il y a nous nourrir. Quand les gens aiment ce qu’ils mangent, ils sont plus sensibles à ce qu’il y a derrière. »

Dans le sud du Québec, c’est à la fin du printemps, généralement à la mi-juin, que sortent les nouvelles pousses à l’extrémité des branches de sapin. Cette année, en raison de la vague de chaleur qui a frappé le Québec à la fin de mai, la cueillette a été devancée.

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Jérémie Postel a différents sites de cueillette, notamment ce domaine privé auquel la propriétaire lui donne accès.

Lorsque nous l’avons rejoint le 5 juin dernier, sur un domaine privé de 300 acres dans les environs de Sutton, qu’il fréquente depuis une dizaine d’années avec l’accord de la propriétaire, Jérémie Postel cueillait déjà depuis quelques jours.

C’est par un rituel qu’il nous accueille, comme il le fait avec tous les nouveaux cueilleurs, une façon de se « déposer dans la nature » en exprimant sa gratitude et en semant ses intentions dans une poignée de tabac qu’on dispersera ensuite sur le territoire. Pour lui, c’est aussi l’occasion de rappeler qu’on se trouve en territoire abénaquis, sur une terre non cédée. Un geste doublement symbolique étant donné la place qu’occupent les résineux dans les pratiques culinaires, mais surtout médicinales, des autochtones.

Avec un sac réutilisable attaché à la taille, il guide les cueilleurs dans leur récolte. « Pensez à bien aller chercher les têtes, assurez-vous de bien faire le tour des petits sapins », conseille-t-il. Les pousses, d’un vert clair, se détachent facilement avec les doigts, par un mouvement de torsion à la base qui permet d’en enlever le « capuchon ». Si on ne retire pas la base, l’arbre peut croire qu’il a encore sa pousse et qu’il doit l’alimenter en énergie. Pour éviter de nuire à sa croissance, on ne les cueille aussi pas toutes. Une pousse est laissée en place sur chaque branche.

Une fois que la base des pousses change et devient du bois, la fin de la cueillette a sonné. Il serait alors trop risqué de blesser l’arbre. Les cueilleurs disposent ainsi d’une dizaine de jours pour amasser les 200 kg de pousses nécessaires à la production de miel et de confitures. Considérant que les journées commencent tard, pour laisser le temps à la rosée de s’évaporer, et que la cueillette est interrompue les jours de pluie, cela laisse peu de temps pour récolter les provisions de toute une année.

Un geste méditatif

Or, cette urgence, on ne la sent pas en forêt. Cueillir reste un geste méditatif qui requiert de porter son attention sur un arbre à la fois, longuement, plutôt que de butiner d’un résineux à l’autre. On aperçoit entre les branches une petite araignée jaune qui tisse sa toile. Sur une pousse, une chenille a trouvé un abri.

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Jérémie Postel, Manuel Girard et Benjamin Bleuez quittent la forêt avec leur cueillette de la journée.

La journée terminée, les récoltes sont mises dans des sacs en filet et c’est le bout des doigts couvert de résine que les cueilleurs les transportent hors de la forêt, en longeant un étang où glissent un couple de féroces bernaches et ses petits.

De là, Jérémie Postel se rend à son atelier, situé au cœur du village de Sutton. Il ne doit pas tarder. En raison de leur forte charge en énergie, les pousses pourraient brûler si elles étaient laissées en sac trop longtemps. Après avoir été pesées, une partie des récoltes sont mises en cuve où elles macéreront pendant quatre mois dans du miel de la ferme Api de Potton.

Il faut brasser tous les jours. C’est un mariage forcé. Le sapin fait comme un bouchon et revient par-dessus le miel. Mais il finit par être enveloppé de miel et c’est à ce moment-là qu’il libère tous ses arômes.

Jérémie Postel

Au terme de la macération, le miel est filtré à trois reprises, puis mis en pot.

S’il refuse de parler de quantités pour protéger sa recette, on sait toutefois que la récolte effectuée par une cueilleuse débutante cette journée-là permettra de produire environ 200 petits pots de miel.

  • Les pousses qui seront utilisées dans les confitures doivent être séchées avant d’être réduites en poudre.

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    Les pousses qui seront utilisées dans les confitures doivent être séchées avant d’être réduites en poudre.

  • Dans les cuves, les pousses sont mélangées au miel.

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    Dans les cuves, les pousses sont mélangées au miel.

  • Elles y restent pendant quatre mois.

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    Elles y restent pendant quatre mois.

  • Les douceurs en pot de Jérémie Postel sont offertes dans plusieurs points de vente à travers le Québec.

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    Les douceurs en pot de Jérémie Postel sont offertes dans plusieurs points de vente à travers le Québec.

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Les récoltes restantes sont mises au séchoir, où elles resteront de quatre à sept jours. Réduites en poudre, elles pourront ensuite être utilisées pendant toute l’année dans les confitures aux fruits élaborées selon une méthode ancestrale dite « à la royale ». Pour ce faire, Les Confiturières, à Granby, réalisent une cuisson traditionnelle, dans des chaudrons contenant de petites quantités. Ce savoir-faire permet de préserver la texture des fruits et leurs saveurs.

Jusqu’à récemment, les pousses qui avaient macéré dans le miel étaient intégrées à un kombucha réalisé en collaboration avec Sencha Kombucha. Avec la faillite de l’entreprise, le kombucha au sapin se retrouve orphelin, au grand dam des amateurs qui contactent régulièrement Jérémie Postel pour savoir où le trouver. Pour l’instant, nulle part. L’entrepreneur espère que son kombucha survivra et rêve de trouver un investisseur qui le permettra. Tout comme il rêve de voir le sapin baumier, cette espèce endémique de l’Amérique du Nord, occuper une place aussi importante que l’érable dans le cœur des Québécois.

Le miel et les confitures au sapin de Jérémie Postel sont offerts dans plusieurs points de vente dans la province, ainsi qu’en ligne sur le site web de Signé Local.

Consultez le site de Jérémie Postel