En 10 ans, l’émission Les chefs s’est incrustée dans la culture populaire et a modifié le regard que le public porte sur le métier de cuisinier. Alors que la nouvelle saison s’apprête à commencer et qu’elle nous permettra de nous distraire un peu des nouvelles sur la pandémie, petit survol du phénomène Les chefs.

Nous avons rencontré le coach ainsi que les trois juges de l’émission, les chefs Daniel Vézina, Normand Laprise, Jean-Luc Boulay et Pasquale Vari, dans le hall de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ)… quelques jours à peine avant que la COVID-19 soit déclarée pandémie et que les mesures de confinement soient instaurées par le gouvernement. Sur fond d’inquiétude, les quatre collègues se sont quand même retrouvés avec un plaisir évident ce jour-là — l’enregistrement de la 10e saison des Chefs est terminé depuis la mi-février.

Voir des chefs à la télé, ce n’est pas nouveau. Mais quand on leur demande si l’émission diffusée pour la première fois en 2010 a contribué à changer la perception que les gens ont de leur métier, les quatre vétérans sont convaincus que oui.

« L’impact est énorme. On est beaucoup plus considérés maintenant », estime Jean-Luc Boulay. « C’est l’œil indiscret de la caméra, qui montre l’image de ce qui se passe vraiment dans une cuisine », dit Daniel Vézina.

Pasquale Vari opine. « Je pense que ce que la Société des chefs a essayé de faire pendant 30 ans, l’émission l’a réussi en un an. Elle a permis de faire reconnaître que c’est du vrai monde, passionné, qui travaille fort, qui sont créatifs et qui ont beaucoup de talent. C’est le message qu’on a toujours voulu faire passer. »

Les chefs a aussi donné le goût de cuisiner aux gens, ajoute Jean-Luc Boulay, qui n’en revient pas de se faire reconnaître dans la rue par des enfants de 10 ou 12 ans. « Le monde met aussi plus de sauce dans les plats… je ne sais pas pourquoi ! », lance Daniel Vézina en jetant un regard amusé à Jean-Luc Boulay. « Oui, on est passés d’un point, à une virgule, à une louche ! », répond celui-ci en rigolant.

S’ils ont accepté de revenir à l’émission il y a quatre ans, après deux années de changement de concept plus ou moins réussi, c’est beaucoup dans une optique de mentorat.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Normand Laprise

Un des grands secrets de l’émission, c’est sa sensibilité. De la relève en cuisine, on en a besoin. Ce qui est le fun avec la production, c’est que tout est centré pour construire et non pour démolir, contrairement à d’autres émissions du genre.

Normand Laprise

S’ils ne sont pas là pour montrer « le mauvais côté des jeunes », mais plutôt les mettre en valeur, les juges ne se gênent pas pour dire ce qu’ils pensent. « On ne triche pas », tranche Jean-Luc.

La grande crédibilité et la rigueur des juges sont certainement une des forces de l’émission, estime Élyse Marquis — qui avoue maintenant prendre plus de risques en cuisine grâce aux Chefs.

« Même un candidat qui est payant en termes de téléréalité, s’il a mis trop de sel, c’est beu-bye », dit l’animatrice, qui raconte qu’ils vont parfois délibérer pendant plus de 90 minutes avant d’arriver à un choix.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Daniel Vézina

C’est un trio qui marche. Normand, c’est le gars des relations humaines, qui les perçoit beaucoup dans une brigade. Jean-Luc, c’est le gourmand, il faut que ça goûte. Pasquale, le côté académique, l’hygiène, les appellations.

Daniel Vézina

Sincérité

Mathieu Charlebois et Caroline Décoste sont deux rédacteurs pigistes qui décortiquent chaque épisode des Chefs sur le très drôle blogue Vas-tu finir ton assiette. Sorte de fans ultimes de l’émission, ils l’aiment autant qu’ils l’égratignent… gentiment, et observent autant les tendances culinaires que les « faces » d’Élyse Marquis.

> Consultez le blogue Vas-tu finir ton assiette : https://vastufinir.ca/

« C’est une bonne émission, la “recette” marche bien. Il y a une vraie sincérité dedans », estime Mathieu Charlebois. Sincérité des participants qui sont en compétition, mais qui pleurent quand leur ami se fait éliminer, sincérité des juges et de la production, qui ne « fakent pas le contenu » au profit du show de télé, dit-il.

« Ils ne vont pas décider d’éliminer un concurrent parce qu’il ne fait pas assez de drama. On a ce sentiment, dans la portion réalité de la téléréalité, qu’on peut leur faire confiance », estime Caroline Décoste, qui ajoute que les juges ne sont pas là pour « défaire des carrières, mais pour en faire ».

Elle aussi croit que l’émission a changé la perception du public par rapport à ce métier. « Les gens commencent à comprendre comment c’est difficile et que ça demande beaucoup de connaissances. Sauf le défi des pâtes fraîches, qui revient chaque année, et on ne comprend pas pourquoi les aspirants chefs le ratent, parce que Mathieu n’arrête pas de dire que c’est facile de faire des pâtes fraîches ! »

Mathieu s’amuse en disant que les recettes de l’émission sont quand même beaucoup trop compliquées pour en essayer une seule. « Qui est capable de faire ça ? Ce n’est pas pour ça qu’on l’écoute. »

Courage

Il faut quand même une certaine dose de courage pour participer aux Chefs. « C’est la plus grande qualité qu’il leur faut. Venir se mesurer à d’autres cuisiniers devant la caméra, c’est impressionnant », dit Daniel. « Mais ça peut changer leur destin », croit Jean-Luc. Les quatre chefs, en tout cas, n’auraient jamais hésité à participer.

« Mais pas à 20 ans, plus vers la fin de la vingtaine. Le conseil que je leur donne, c’est travaillez et attendez d’avoir cinq ou six ans d’expérience avant », dit Pasquale Vari. Le professeur à l’ITHQ a cependant constaté depuis quelques années que Les chefs est vraiment intégrée dans l’esprit des jeunes.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Pasquale Vari

Quand ils s’inscrivent à l’ITHQ, on leur pose toujours la question : où te vois-tu dans cinq ans ? Leur réponse : faire l’école, voyager et dans quelques années, gagner Les chefs.

Pasquale Vari

Daniel Vézina est impressionné. « Wow, ça veut dire que ça fait partie du parcours maintenant ! »

C’est quand même parce que les participants arrivent avec de l’expérience, un passage dans de bonnes maisons ou des stages à l’étranger que les juges s’attendent à ce qu’ils connaissent leurs classiques et leurs bases… et qu’ils sont plus exigeants.

Dès que tu as la bonne technique, tu avances tellement. C’est comme apprendre à jouer au golf ou au tennis, c’est la même chose !

Jean-Luc Boulay

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Jean-Luc Boulay

Daniel rigole — « Pas dans mon cas ! » — et Normand donne un exemple. « Souvent, ils ont fait une photo d’un plat qu’ils ont mangé, mettons, à Copenhague. Ils veulent te refaire ça, mais la technique autour, rien ne fonctionne. » « Un coup de fourchette et l’assiette est démolie », complète Jean-Luc. « Ça devient de la cuisine Instagram », ajoute Daniel.

On ose leur poser la question : au cours des années, quel produit a été « le moins bien respecté », pour reprendre une des phrases classiques de l’émission ? Ils hésitent, se regardent, se lancent et se relancent.

Daniel : « Cette année… le canard, peut-être ? »

Jean-Luc : « La joue de lotte. »

Daniel : « Ah, les pâtes… »

Pasquale : « Oui, elles ont été massacrées. Mais pas autant que… c’est pas la deuxième année là, avec le pigeonneau ? »

Normand : « Il y a eu le Wellington, qui a été un massacre aussi. »

Pasquale : « Ah oui ! »

Daniel : « Non, non, les cailles en sarcophage ! »

Jean-Luc : « L’agneau en croûte de sel ! »

Tous : « Oui ! »

Normand : « T’avais juste du sel dans la bouche là… »

Tout le monde rigole. « C’est par les erreurs que tu fais ton apprentissage, dit Daniel. Mais c’est sûr que ça coûte cher, une erreur aux Chefs… »

La vraie vie

Enregistrée dans des conditions extrêmes en trois semaines, l’émission est un genre de préparation pour la vraie vie, mais pas la vraie vie. Le métier est beaucoup plus dur et demande autant de sens des affaires que d’endurance, mais les changements de menu à la dernière minute en plein milieu d’un service, un des trucs narratifs de l’émission, sont plutôt rares…

Même si on n’est pas encore chef quand on sort des Chefs — « S’il y a un défaut, c’est ça, des fois, ils pensent qu’ils sont arrivés quelque part, mais non, le plus difficile est de rester sur terre », dit Daniel — et que ce métier demande beaucoup plus qu’une réputation créée par une émission de télé, faire l’émission reste un apprentissage en accéléré.

« Ça permet aux jeunes de grandir », dit Normand. « Et être coaché par Daniel pendant un mois, ce n’est pas rien ! », ajoute Jean-Luc. « C’est un apprentissage qui les suit toute leur vie », complète Pasquale.

De nombreux aspirants-chefs qu’on a vus évoluer au cours des années, et pas seulement les gagnants, rayonnent aujourd’hui partout dans le métier. Pour ces anciens participants, c’était surtout un défi qu’ils voulaient se lancer à eux-mêmes.

« J’ai absorbé beaucoup d’info et j’ai appris à avoir confiance en mes moyens », dit Guillaume Cantin. Le gagnant de la première saison a travaillé plusieurs années aux 400 coups avant de cofonder La transformerie, entreprise qui vise à diminuer le gaspillage alimentaire. Guillaume Cantin a utilisé la visibilité comme un tremplin — dès sa première saison, l’émission a atteint le million de cote d’écoute.

« Avant de participer aux Chefs, j’avais fait beaucoup de compétitions au niveau professionnel, et j’en avais gagné plusieurs. J’avais déjà un bon réseau, mais être connu du grand public m’a permis de participer à plein d’activités, de me challenger, de me ramener à moi. »

« Bien sûr que ça a changé le cours de ma carrière. Ça a mis sur la carte tout mon bagage antérieur », dit Ann-Rika Martin, seule femme à avoir remporté les Chefs. La jeune femme, qui s’était préparée mentalement et physiquement à la compétition, estime que l’émission a « ouvert une tribune » sur son métier.

« Quand j’ai commencé, on me demandait tout le temps pourquoi j’allais en cuisine. Maintenant, les gens ne posent plus cette question. » Même si, à 30 ans, son corps est « à moitié fini », la chef du café O’Ravito à Saint-Romuald ne regrette ni son choix de métier — « On donne du bonheur aux gens » — ni d’avoir participé à l’émission. Et elle regardera la nouvelle saison avec intérêt.

« Je les connais toutes par cœur. Je connais tous les gagnants. Je n’en ai jamais raté une. Pas comme fan, mais parce que c’est important de regarder ce qui se passe dans le métier. J’apprends en l’écoutant. »

Hakim Chajar, lui, a tellement aimé les Chefs qu’il a participé deux fois ! « Je l’écoute encore, et ça me replonge dans le même état. Je reviendrais à cette période. C’est un point culminant dans notre vie. Tout ce que tu apprends aux Chefs, c’est comme un cinq ans en accéléré. »

Le chef-propriétaire du Miel, dans Pointe-Saint-Charles, rappelle que les juges et l’animateur cumulent ensemble quelque chose comme « 120 ans d’expérience », et que c’est une chance unique de pouvoir les côtoyer pendant un mois.

Participer aux Chefs lui a permis de se mesurer à lui-même. « J’avais 30 ans, je voulais savoir où j’étais rendu, jusqu’où je pouvais aller. Je savais que je m’exposais, mais il ne faut pas penser à ça. »

Tout comme il ne faut pas y aller pour la notoriété. « C’est une visibilité incroyable, mais il ne faut pas s’asseoir dessus en se disant : “J’ai tout compris, le monde me reconnaît dans la rue et je n’ai pas besoin de faire d’efforts”. Il faut travailler pour sa passion. »

Passion : c’est probablement le mot qui est revenu le plus souvent au cours de ces différents entretiens. « C’est une passion, un art et une vocation », a constaté Élyse Marquis, qui n’est pas surprise que l’émission attire encore autant de candidats. « Ceux qui y vont n’ont pas le choix, même si c’est un métier difficile. Tu ne vas pas en cuisine en te disant : “Je pourrais être plombier ou cuisinier”. »

Du courage, de la curiosité, de la rigueur, de la capacité à gérer son stress, de l’imagination, de la créativité : c’est tout ça que nous permet de voir Les chefs, et c’est ce qui explique certainement la grande popularité de l’émission, 10 ans plus tard. Mais on laisse le mot de la fin à Jean-Luc Boulay. « Un cuisinier n’abandonne jamais. »

Les chefs — l’impact sera diffusé le lundi 30 mars. La saison régulière commence le 6 avril.