Chaque jeudi, nous revenons sur un sujet marquant dans le monde, grâce au recul et à l’expertise d’un chercheur du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal ou de la Chaire Raoul-Dandurand, de l’Université du Québec à Montréal.

Dans moins d’un mois, 960 millions d’électeurs indiens seront appelés aux urnes pour élire leur 18e Parlement. Le premier ministre Narendra Modi, à la tête d’une majorité simple à l’Assemblée nationale (Lok Sabha), cherche à remporter un troisième mandat consécutif et à consolider l’emprise que son parti, le Parti du peuple indien (le Bharatiya Janata Party-BJP), et le mouvement nationaliste hindou auquel il appartient exercent sur le pays.

L’enjeu de ces élections n’est pas moindre que l’avenir d’une démocratie en forte érosion. Bien que les surprises électorales restent toujours possibles, peu de gens en Inde ou à l’étranger s’attendent à autre chose qu’une victoire décisive du BJP, qui accumule tous les avantages.

PHOTO ALTAF HUSSAIN, ARCHIVES REUTERS

Le premier ministre de l'Inde, Narendra Modi

Depuis 2019, le BJP a reçu 57 % des fonds perçus au travers des bonds électoraux, contre 10 % pour son premier adversaire, le Parti du Congrès. Le premier ministre Modi bénéficie de la plus forte cote de popularité des grands dirigeants mondiaux. L’essentiel des médias indiens, traditionnels et électroniques, est acquis à sa cause et lui permet de saturer l’espace public de son image et de sa voix. Une forte perception de la croissance de l’image et de l’importance de l’Inde sur la scène internationale, créditée au volontarisme du premier ministre, joue également en sa faveur.

L’opposition reste fragmentée, malgré une tentative de constitution d’un front d’opposition qui, à ce jour, a échoué à se coordonner et à inspirer confiance.

De nombreux partis régionaux non alignés ont d’ores et déjà engagé des négociations de partage du pouvoir dans leurs États respectifs avec le BJP. D’autres figures de l’opposition sont encombrées par des procédures judiciaires, opportunément lancées à la veille de la campagne.

Par ailleurs, une économie en forte croissance, mais sans génération d’emplois, avec une répartition des richesses de plus en plus inégalitaire, ne semble pas affecter sa popularité. Depuis 2020, 60 millions d’Indiens se sont remis à l’agriculture, un secteur pourtant en crise profonde. Les chocs successifs infligés à l’économie et à la population indiennes par la démonétisation de 2016, le ralentissement de la croissance en 2017 et 2018 et la pandémie ne semblent pas avoir d’impact électoral pour le BJP.

Un autoritarisme croissant

Cela étant, les enjeux de ce scrutin dépassent de loin la question des résultats. Depuis l’accession au pouvoir de Narendra Modi en 2014, la qualité de la démocratie en Inde s’est fortement érodée. Le récent rapport V-Dem, publié ce mois-ci, fait état d’un autoritarisme croissant. L’organisation établie en Suède souligne la détérioration des libertés civiles et de la liberté d’expression, la compromission de l’indépendance des médias, le harcèlement des journalistes et des opposants politiques, qu’ils viennent des partis de l’opposition ou de la société civile, et les attaques contre les ONG.

À cela s’ajoutent la centralisation du pouvoir, le déclin des contre-pouvoirs institutionnels et l’instrumentalisation des lois et institutions de sécurité à des fins politiques, en particulier contre la société civile, les journalistes et les opposants politiques. En mars 2023, le leader de l’opposition, Rahul Gandhi, a été démis de son siège au Parlement à la suite d’une condamnation pour diffamation contre le premier ministre (une décision renversée par la Cour suprême).

Narendra Modi a également enterré l’idée de l’Inde comme république laïque, avec la consécration d’un temple érigé sur le site d’une mosquée du XVIe siècle détruite en 1992 par les nationalistes hindous.

Si l’Inde est encore loin de devenir une théocratie, le gouvernement édifie brique par brique un système politique donnant la primauté aux hindous et reléguant les minorités religieuses, y compris 200 millions de musulmans, au rang de citoyens de seconde classe.

Cette semaine, le gouvernement indien a mis en œuvre une loi votée en 2019 introduisant pour la première fois un critère religieux pour l’acquisition de la nationalité indienne.

Il n’est pas anodin que l’Inde s’affirme de manière croissante sur la scène internationale au moment même où sa démocratie vacille. Les nationalistes hindous envisagent l’affirmation de l’Inde en dehors de ses frontières comme la manifestation d’une renaissance d’une grande civilisation hindoue. Cela donne à sa politique étrangère un caractère assertif et parfois agressif en rupture avec ses traditions diplomatiques. Cette forme de confiance en elle conduit l’Inde à être plus active sur les grands sujets mondiaux, ce qui est nécessaire du fait de sa taille et de son importance géopolitique. Mais elle la conduit également à rompre avec les normes diplomatiques, en commanditant par exemple l’assassinat d’opposants sikhs en dehors de son territoire.

Ces développements soulèvent des questions quant à la capacité de l’Inde à répondre à ses défis de manière démocratique et à s’établir comme une solution de rechange démocratique à la Chine. Ils révèlent également des changements sociétaux profonds. Une enquête menée par le Pew Research Center en mai dernier révèle que 67 % des répondants en Inde favorisent l’autoritarisme et que 72 % favorisent un régime militaire. Les nationalistes hindous au pouvoir œuvrent à répondre à ces opinions. Comptant pour un sixième de la population mondiale, l’Inde abrite aujourd’hui la moitié de la population vivant sous régime autoritaire.

*Gilles Verniers est aussi senior fellow au Centre for Political Research à New Delhi et Karl Loewenstein fellow.

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