Lundi, j’ai souri de soulagement lorsque j’ai lu l’annonce du retour du carnaval caribéen à Montréal sous la forme du Festival Carimas, en juillet prochain. Parce qu’autant que je me souvienne, le carnaval a toujours été, pour les diasporas africaines, bien plus qu’une simple fête, un lieu important de communion au-delà des défis.

À travers le monde, le carnaval, qui annonce le début du carême, est largement associé à la religion catholique. Ironiquement, il s’agit aussi d’une occasion de subversion des systèmes oppressifs auxquels l’hégémonie de l’Église est mêlée. Le carnaval de Rio est souvent perçu comme le meilleur carnaval au monde, alors que d’autres préfèrent celui de Jacmel. Les deux sont teintés d’un esprit décolonial.

En Haïti, le carnaval est une occasion de parodier la vie quotidienne et d’exorciser les malheurs de l’année passée dans un univers coloré, qui ne manque pas de subtilement rappeler les rituels et déités vaudous longtemps démonisés. J’y perçois un phénomène qui brouille les structures et modes de pensée de l’ère moderne.

Dans la douleur, par la célébration, on se libère de l’oppression.

En quelque sorte, les carnavals tels qu’on les connaît dans ces pays du Sud global relèvent à mon avis d’une sensibilité post-tragique, qui se définit selon l’auteur, éducateur et futuriste Zak Stein comme une faculté de reconnaître la tragédie comme un élément incontournable de la vie, mais pas comme un élément déterminant ou débilitant. Les gens les plus démunis sont particulièrement appelés à cultiver cette qualité de conscience, ce qui se remarque entre autres chez les artistes tels que les musiciens de blues d’antan.

Autour de moi, j’ai remarqué des étincelles de cette qualité dès mon enfance. Bon an, mal an, maladies, tragédies, c’est le party dans toute famille de la communauté haïtienne lorsque tonnent les premiers sons du classique Kè m Pa Sote du groupe Boukman Eksperyans.

Extrait de la chanson Kè m Pa Sote
0:00
 
0:00
 

Même aux dernières années de ses 90 ans, ma flegmatique grand-mère se levait pour montrer à quel point James Brown avait des croûtes à manger.

Le célèbre groupe haïtien doit son nom à Dutty Boukman, un prêtre vaudou ayant dirigé la célèbre cérémonie du Bois Caïman, sorte de catalyseur de la révolution haïtienne. Mot pour mot, le titre de la chanson Kè m Pa Sote se traduit « mon cœur ne saute pas », ce qui signifie « je n’ai pas peur ». La chanson s’inscrit dans un mouvement de dénonciation des conditions de vie des Haïtiens après la dictature, le tout dans un esprit hautement carnavalesque.

Kè m pa sote ané sa
Boukman nan kanaval
Kè m pa sote wo
**

Où sont nos carnavals en cette période de crises incessantes ?

Notamment, j’observe avec tristesse à quel point ces crises contribuent à augmenter les migrations dans le monde. Je constate que les pays occidentaux, souvent les premiers responsables de ces crises, ne sont pas prêts à accueillir ceux qu’elles poussent à l’exil. Je m’indigne aussi de tous ces discours politiques et médiatiques qui font passer les migrants pour des vauriens. Le résultat de ces phénomènes n’est pas réjouissant.

L’an dernier, l’annonce de la fermeture du chemin Roxham le jour même où Justin Trudeau recevait Joe Biden en présence de tout le gratin canadien donnait à ce groupe des allures d’infâme aristocratie.

J’ai eu un accès de rage qui m’habite encore. Alors, est-ce qu’on va au cinéma ?

Henri Pardo, connu, entre autres, pour la réalisation et la scénarisation du documentaire Dear Jackie consacré à Jackie Robinson et de la série documentaire Afro-Canada, présente avec Kanaval sa première fiction dans un format long métrage.

Peut-être suis-je influencé par mon amitié avec le cinéaste, mais j’ai eu l’occasion de voir le film, et croyez-moi, c’en est tout un. Ce drame, mettant en vedette le jeune Rayan Dieudonné dans le rôle de Rico, débute justement dans l’euphorie du Kanaval haïtien. L’action se déroule en 1975, en pleine dictature, et l’exil de Rico et de sa mère les mènera dans l’hiver québécois solidement enneigé.

PHOTO TIRÉE DU SITE IMDB

Rayan Dieudonné dans Kanaval

Face au malheur, Rico et sa mère plongent dans des aventures qui explorent les thèmes de l’immigration et de l’accueil, de la famille, de la mythologie, de l’identité. Dans Kanaval, il n’y a pas de grande lutte héroïque, pas de grand gagnant ni de grand perdant. Le film se fait plutôt le reflet de la complexité de la vie. Avec des personnages qui aiment, détestent, souffrent, font souffrir, rient, cherchent à travers les hauts et les bas leur chez-soi.

Kanaval est un nom bien choisi. Au-delà des scènes festives du film, celles plus dramatiques sont rarement manichéennes, rappelant que les relations sont toujours en danse, en mouvement. Un personnage qu’on devine autochtone, d’ailleurs, est emblématique de cette sagesse.

Je m’incline particulièrement devant la qualité du jeu de Rayan Dieudonné, qui fait briller à travers son personnage de Rico sa riche expérience dans la vraie vie. Ne serait-ce que pour rendre justice à la prestation de cet enfant, ce film est à voir.

À l’heure où le besoin d’espaces carnavalesques libérateurs se fait sentir, et où les salles de cinéma méritent bien un petit coup de pouce, j’ai envie de vous inviter à réserver votre 3 mai pour la sortie du film : nou pral nan Kanaval*.

⁠* Nous allons au Kanaval.

⁠** Mon cœur ne saute pas cette année / Boukman est dans le carnaval / Mon cœur ne saute pas cette année oh

Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue