Les situations de crise sont de formidables occasions de voir à quel point nos institutions sont efficaces ou non.

On aurait pu croire que la guerre entre le Hamas et Israël aurait fait la preuve de l’utilité d’un poste comme celui de représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie. Malheureusement, cette crise démontre plutôt le contraire : le système mis en place est un échec.

Commençons par quelques faits.

Il aura fallu dix jours et beaucoup de pressions politiques pour qu’Amira Elghawaby, la personne qui occupe le poste dont on parle, se prononce sur l’attaque du Hamas. Elle a finalement cédé à la pression, mais, dans ce premier message, elle n’a pas dénoncé le Hamas, elle n’a pas parlé des victimes israéliennes ni appelé à la libération des otages israéliens, elle a exprimé la crainte que les musulmans se sentent stigmatisés, comme ce fut le cas après le 11-Septembre⁠1. Mme Elghawaby a fait ce genre de choix à plusieurs reprises, je ne vous donne qu’un seul autre exemple.

Après que le premier ministre Trudeau, le premier ministre Doug Ford et la mairesse de Toronto ont tous dénoncé une manifestation ayant pris pour cible le Mount Sinai Hospital, un hôpital juif de Toronto⁠2, Mme Elghawaby a pris la défense des manifestants, s’attirant ainsi la colère des médias torontois. Des organisations, tant juives que musulmanes, lui ont reproché de jeter de l’huile sur le feu (si vous lisez l’anglais, cette lettre de citoyens musulmans est très intéressante⁠3). Le Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA) a carrément demandé sa démission.

Nous le savons, tout citoyen a droit à ses opinions. Toutefois, occuper une fonction importante comme celle de Mme Elghawaby donne des responsabilités, surtout en temps de crise. Il faut faire preuve de hauteur de vue, calmer le jeu, faire de la pédagogie, tendre la main et démontrer que toute vraie solution passe par un dialogue respectueux. Cette crise était l’occasion de le faire.

L’échec de Mme Elghawaby n’est toutefois pas uniquement le sien, c’est l’échec d’un système, un système qui a trois failles principales.

Première faille : le mandat

Je croyais que le mandat de la personne chargée de la lutte contre l’islamophobie était de bâtir des ponts et d’encourager le dialogue entre les communautés. Ce n’est pas du tout ça. Je vous invite à le lire⁠4. Le mandat en question est de défendre un groupe religieux particulier, de s’en faire le « champion », et non pas de favoriser la bonne entente. Le système mis en place par les libéraux n’est donc pas basé sur la nécessité de dialoguer ou d’apprendre à mieux vivre ensemble, mais bien sur le clientélisme. Peu importe la personne choisie pour le poste, l’échec était prévisible : clientélisme et vivre-ensemble sont incompatibles.

Deuxième faille : doit-on défendre l’être humain ou la religion ?

Le terme d’islamophobie fait débat, surtout en Europe, parce qu’il est source de confusion. Au sens strict, il veut dire « peur de l’islam ». Pourtant, on l’utilise pour décrire le nécessaire combat contre la haine des musulmans eux-mêmes. Lutter contre l’islamophobie, est-ce donc défendre une religion ou défendre des êtres humains ? La réponse à cette question est cruciale.

Toutes les religions peuvent et doivent être critiquées, car comme toute idéologie, elles ont de mauvais plis, des failles graves, elles sont exclusives. Assimiler « haine des musulmans » à « critique de l’Islam » est donc un cul-de-sac. La première doit être condamnée sans nuance, la seconde est nécessaire, comme pour toutes les religions.

Faire la différence entre les deux, c’est le cœur de l’affaire et la description du poste de la représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie ne fait pas cette différence.

Troisième faille : la place de la religion dans l’espace public

L’instrumentalisation de la religion à des fins politiques existe. La pression religieuse auprès des hommes, des femmes, des enfants existe. Les croyances religieuses toxiques existent⁠5. Dans plusieurs pays du monde, des extrémistes chrétiens, hindous, juifs et musulmans se battent pour que la religion prenne de plus en plus de place dans l’espace public. Ce militantisme politicoreligieux, aussi présent au Canada, tente de subordonner les lois humaines aux principes religieux, exacerbe de ce fait les conflits politiques et fait reculer, entre autres, la science, la liberté d’expression et les droits des femmes.

Pour toutes ces raisons, des États comme le Québec choisissent de s’éloigner des religions.

Éloigner la religion de l’État, dans les faits comme dans les apparences, ce n’est pas la rejeter, c’est refuser que la religion se mêle de politique. Créer des postes comme celui de chargé de la lutte contre l’islamophobie, c’est faire entrer la religion dans l’État, c’est lui donner une voix politique.

La haine des musulmans existe et nous devons la combattre de toutes nos forces. Il y a eu des morts à London, des morts à Québec, des agressions, des incidents, des insultes un peu partout au pays. Dans les grandes villes canadiennes qui dévoilent des statistiques, les crimes contre les Juifs augmentent eux aussi et cette communauté est, de loin, la plus touchée d’entre toutes. Les souffrances s’accumulent dans tous les camps, car l’ignorance, la bêtise et le racisme s’attaquent à tous les humains.

Si le gouvernement persiste à mettre en place un système où chaque camp ne s’occupe que des siens, nous n’arriverons jamais à vaincre nos ennemis communs, l’ignorance, la bêtise et le racisme, et notre tissu social continuera de s’effriter.

Aux livres, citoyens !

Deux jours avant l’attaque terroriste qui lui a coûté la vie, Charb, dessinateur, journaliste et directeur de Charlie Hebdo, a finalisé un opuscule intitulé Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes. Il y critiquait sévèrement l’utilisation du mot « islamophobie ». Disponible en format numérique. Pas cher. À lire.

1. Lisez la déclaration d’Amira Elghawaby 2. Lisez l’article de CTV News (en anglais) 3. Lisez la lettre d’opinion de membres du Conseil des musulmans contre l’antisémitisme (en anglais) 4. Consultez le mandat de la représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie 5. Lisez la chronique « Il faut parler de religion » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue