Mars est le mois le plus traître, côté température. Tu crois que l’hiver nous a quittés, mais c’est une illusion. Il te rattrape dans le détour, même si ce n’est pas le plus rude des hivers, mais certainement un des plus étranges, voire inquiétants climatiquement parlant.

Mais le désarroi vaut aussi pour le reste. Gaza, l’Ukraine, les vagues de réfugiés, leurs drames, leurs et nos enjeux. Le Québec est poqué, magané et peine de plus en plus à cacher son visage de grand malade. Le citoyen étranglé par le coût de la vie, les taux d’intérêt, le système de santé exsangue, les profs qui désertent l’école. La énième crise identitaire : nous serions des Kebs, méprisés par les kids des nouveaux arrivés…

L’hiver n’en finit plus de finir, ses couleurs sont fades, délavées. Voici une chronique aux teintes de la saison, en forme de courtepointe, une couverte élimée tissée dans les restes de l’hiver.

Brun

La ville est sale. En mars, cet état devient un genre journalistique. Chroniques, reportages, tribunes téléphoniques en témoignent. On voit surgir sur les trottoirs des objets improbables que le printemps hâtif ressuscite, flapis, fatigués. Des chaussettes, toute une coutellerie de plastique, des fruits pourris, un dildo orphelin, même des « restes humains », comme l’autre midi, rue Saint-Denis : une merde, chose maintenant coutumière sur nos trottoirs. Bref, l’ordinaire. La saleté que la neige recouvrira de moins en moins, dorénavant.

Ces cochonneries viennent bien de quelque part : éboueurs trop pressés, vent qui éparpille les détritus. Mais des gobelets de café pleins, des restes de McTrio, des sacs de caca de chien, des cendriers vidés sauvagement ?

La Ville fait son gros possible pour nettoyer, mais gardons-nous une petite gêne à la source : cessons de prendre les rues pour nos poubelles personnelles.

Nous sommes aussi responsables de cet état. Dans notre insouciance et notre capacité à accepter de vivre dans ce bordel inesthétique et semi-puant, il y a quelque chose de désolant et de révélateur. Ramassons-nous, au propre comme au figuré, et cessons de nous déresponsabiliser.

Bleu délavé

Il y a le brun du paysage réel, mais aussi un bleu de plus en plus délavé qui occupe notre paysage politique. Le bleu pâle, depuis la décisive mainmise de la CAQ sur la vie politique québécoise, est devenu la couleur nationale. Un bleu débonnaire, fédérateur, qui disait que ça allait bien aller. On en a fait le dépositaire de la fierté tranquille et du nationalisme économique. Le Panier bleu est apparu pendant la pandémie pour promouvoir l’achat local, l’entraide économique. Il visait une meilleure autonomie alimentaire et commerciale. Il y a quelques semaines, le gouvernement a annoncé que l’expérience tournait court.

La semaine dernière, c’était au tour des Espaces bleus de plier bagage. Ça devait être un réseau de musées dans toutes les régions, occupant des édifices patrimoniaux et mettant en valeur des artefacts célébrant l’Histoire. Initiative louable, à l’ère de l’oubli et du triomphe de la culture mondialisée. Mais elle a été mal perçue par les musées régionaux qui, déjà, peinaient à faire ce travail essentiel. Le milieu culturel souhaitait qu’on les renforce plutôt que de les dédoubler, tandis que François Legault voyait ces Espaces bleus comme son legs.

Les temps sont durs pour le bleu national soft. Ces projets visiblement improvisés, mal ficelés, viennent amocher la marque caquiste et révèlent son impulsivité, sa gouvernance émotive.

Opaque

Cet hiver est marqué par l’opacité. Le projet Northvolt, pourtant plébiscité par la population locale, a des relents sulfureux à cause de l’opacité dans laquelle il est emmitouflé. Les conditions imposées à l’entreprise suédoise, les études déposées en amont du mégaprojet échappent à la transparence. Des journalistes normalement curieux ont été démonisés. Northvolt aura aussi contourné le BAPE.

Le ministre de l’Environnement, Benoit Charette, a annoncé ce que plusieurs soupçonnaient : les règles ont été changées, parce que Northvolt menaçait de s’installer ailleurs. Le gouvernement, quoique cachottier, est toutefois dans son droit. Mais le processus a de vagues relents de passé trouble, du temps où le Québec bradait sans fierté ses ressources. Le désabusement s’installe chez les citoyens.

Vert sale

C’est dans un vert un peu glauque que nous sommes plongés depuis quelques jours, avec les difficultés du Groupe Juste pour rire. L’annulation d’un festival inscrit dans l’ADN montréalais par le groupe nourri grassement de fonds publics à grand renfort de subventions frappe fort. Elle bousculera le modèle d’affaires festivalier. Les spectacles gratuits, produits d’appel des festivals à la grandeur du Québec, sont-ils viables ? Le modèle JPR remettra-t-il en cause le festif gratuit qui anime le cœur des villes et qui fait tourner la roue des retombées économiques ?

PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE

Un spectacle extérieur gratuit présenté l’été dernier sur la place des Festivals, dans le cadre de Juste pour rire.

Un grand vide est en tout cas à prévoir à Montréal cet été, en attendant quoi, au juste ? Qu’on réinvente totalement le modèle de l’homo festivus, celui qui fait rouler l’économie tout en restant proche de ses cennes ?

L’humeur sociale de mars est de couleur incertaine et délavée.

L’œil est las de ces ciels fâchés, et l’esprit tout autant de ces transactions opaques. L’hiver est long, surtout vers la fin. Mais les jours rallongent, la lumière se fait plus belle. Réinventons notre regard, militons pour plus de transparence et des couleurs lumineuses…

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