Année après année, les Américains se disent toujours moins satisfaits de la direction que prend leur pays. À l’heure actuelle, à peine le quart d’entre eux juge que les choses vont dans le bon sens, l’une des proportions les plus faibles mesurées au cours des deux dernières décennies⁠1.

Cette insatisfaction témoigne de la crise de confiance envers les élites politiques et de la désaffection des citoyens à l’égard des deux grands partis traditionnels. En effet, la moitié des électeurs américains se considèrent désormais comme des indépendants, ni républicains ni démocrates. Du jamais vu.

Candidat « anormal », Donald Trump profite de ce climat de défiance envers les institutions pour alimenter la contestation. Il continue de miser sur son identité d’outsider, par opposition à Biden, qui fait carrière à Washington depuis plus d’un demi-siècle déjà.

Mais pour l’emporter, Trump doit mobiliser les électeurs évangéliques, qui représentent environ 25 % de la population et sont sensibles aux questions morales et religieuses. L’opération est délicate, parce que Trump, on le sait, n’est pas exactement un enfant de chœur.

Le milliardaire deux fois divorcé, amateur de concours de mannequins et propriétaire de casinos, patron impitoyable et narcissique, n’a rien d’un bon chrétien. Malgré la nomination de juges conservateurs opposés au droit à l’avortement et le choix de Mike Pence comme vice-président pour son premier mandat, Trump suscite la méfiance de nombreux leaders évangéliques, dont beaucoup invitent leurs fidèles à s’en détourner. Rappelons qu’en Iowa, un État situé au cœur de la Bible Belt, où avaient lieu en janvier les caucus devant décider du candidat républicain, les pasteurs les plus connus encourageaient leurs fidèles à voter pour Ron DeSantis. Avec le résultat que l’on sait : les électeurs évangéliques ont ignoré cet appel et voté massivement pour Trump.

Pour comprendre comment Trump parvient à fédérer ces électeurs, il faut d’abord rappeler que le monde évangélique, comme d’ailleurs le reste du monde protestant, n’a ni chef ni porte-parole officiel, contrairement à l’univers catholique. Les églises évangéliques naissent et meurent au rythme des initiatives individuelles et des modes, comme des jeunes pousses, au prix de l’éclatement. Et il se trouve que les Américains qui se disent évangéliques fréquentent de moins en moins les églises. Beaucoup se font leur petite religion à eux, vénèrent leur « own personal Jesus », comme le dit la chanson de Depeche Mode, et se méfient de l’autorité, d’où qu’elle vienne, préférant regarder Fox News que d’entendre des sermons.

Cette méfiance des évangéliques à l’égard de leurs leaders s’est d’ailleurs accrue dans la foulée de la pandémie, alors que de nombreuses églises ont accepté de fermer temporairement leurs portes pour se conformer aux directives de la santé publique. Beaucoup se sont révoltés contre ces fermetures, qui ont nourri l’impression que les églises et leurs fidèles faisaient l’objet d’une persécution politique, que les pasteurs qui avaient consenti à ces fermetures étaient devenus des agents au service de l’ennemi.

Donald Trump alimente cette mentalité d’assiégés, en insistant sans cesse sur la menace qui, selon lui, plane sur le monde chrétien. Au cours de la dernière année, on l’a vu brandir un mémo du FBI, divulgué par une source anonyme, qui s’inquiétait de la montée d’une mouvance catholique d’extrême droite, capable de mener des actions terroristes.

Un mémo ordinaire et parfaitement raisonnable, comme il s’en écrit des milliers dans une année, mais qui a permis à Trump d’avancer, dans une exagération mensongère typique de son discours, que tous les chrétiens étaient désormais menacés par le gouvernement américain. Il a affirmé récemment : « [Sous Joe Biden] les chrétiens et les Américains qui ont la foi sont persécutés à un niveau jamais vu dans notre nation. Les catholiques sont particulièrement visés et les évangéliques font assurément eux aussi l’objet d’une surveillance. »

Ce discours catastrophiste et ouvertement complotiste rejoint de nombreux évangéliques, qui sont persuadés que la fin des temps est proche, et qu’il faut donc redoubler de vigilance et d’ardeur dans la défense de leur foi.

Ces gens ne sont pas intéressés par le discours des leaders les plus raisonnables ; ils préfèrent se tourner vers ceux qui considèrent Trump comme l’homme de la dernière chance, comme celui qui peut enrayer le déclin du christianisme et de son influence⁠2.

L’une des théories les plus étonnantes qui circulent dans le monde évangélique est celle qui compare Trump à un roi perse de l’Ancien Testament, le roi Cyrus. Voici le contexte : six siècles avant notre ère, les Juifs sont captifs à Babylone, où ils vivent en exil. C’est alors que Dieu, par la voix du prophète Daniel, annonce que l’heure de la libération a sonné : un roi étranger, Cyrus le Perse, va conquérir Babylone et permettre aux Juifs de rentrer dans leur Terre promise. Leçon de cette histoire : Cyrus, roi impie et barbare, aura été un instrument imparfait au service d’un plan parfait.

Et voilà précisément ce qu’est Trump aux yeux de bien des évangéliques américains : un messie imparfait, pécheur certes, mais un messie néanmoins, que certains osent même comparer à Jésus (oui, vous avez bien lu), parce que comme Jésus, croient-ils, Trump est persécuté et mis en procès par les autorités de son époque, méprisé par les élites pour avoir osé dire la vérité⁠3.

Voilà pourquoi Trump insiste pour que chacun de ses rassemblements politiques débute par la prière d’un pasteur. Et voilà pourquoi il continue de promettre aux évangéliques de leur donner le pouvoir en échange de leur appui. Pour ses plus fervents partisans, le Make America Great Again de Trump sonne comme un Make America Christian Again, là où la religion, dans sa version fondamentaliste, semble appelée à dominer la vie politique.

Relisez la chronique « Le candidat hors-la-loi » 1. Consultez une synthèse de sondages sur le site RealClear Politics (en anglais) 2. Consultez un article de NPR (en anglais) 3. Lisez une dépêche d’Associated Press (en anglais) Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue