À Shawinigan, TES Canada produira sa propre électricité pour alimenter un complexe de production d’hydrogène vert. Certains y voient une atteinte au monopole d’Hydro-Québec – on entend même que « René Lévesque est en train de se retourner dans sa tombe ». Faut-il s’inquiéter ? Le point en huit questions.

Que se passe-t-il à Shawinigan ?

L’entreprise TES Canada a annoncé un gigantesque projet de 4 milliards de dollars visant à bâtir une usine de production d’hydrogène vert. Ce procédé est très gourmand en électricité. Or, plutôt que de demander à Hydro-Québec de lui fournir toute l’énergie nécessaire, TES Canada a décidé de bâtir ses propres parcs éolien et solaire à proximité. Ceux-ci devraient lui fournir 1000 mégawatts (MW) d’électricité. Le reste, 150 MW, sera fourni par Hydro-Québec pour équilibrer la production fluctuante d’énergie éolienne et solaire.

Est-ce une première ?

Non. La réglementation actuelle permet l’autoproduction d’électricité. Au Saguenay, Rio Tinto produit ainsi sa propre hydroélectricité pour fabriquer de l’aluminium depuis des décennies. Plusieurs usines de pâtes et papiers s’alimentent aussi en brûlant de la biomasse (des résidus de bois).

Si tout le monde peut produire son électricité, pourquoi dit-on qu’Hydro-Québec a un monopole sur l’électricité ?

Hydro-Québec a un monopole non pas sur la production, mais sur la distribution d’électricité. En clair, des industriels peuvent générer leur propre électricité, mais n’ont pas le droit de la distribuer ni de la vendre (à moins que l’électricité soit produite à partir de biomasse et qu’elle soit distribuée à un site « adjacent » à la production). Il est vrai que TES Canada produira son électricité assez loin de son usine, sur un territoire de 200 km⁠2 englobant 12 municipalités. Cela a amené l’opposition à Québec à affirmer qu’il s’agissait d’une brèche dans le monopole de la distribution. Mais le gouvernement assure que TES respecte la loi puisqu’elle utilise son propre réseau pour faire circuler son électricité.

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Quand Hydro-Québec vend de l’électricité, une bonne partie de celle-ci provient de ce qu’on appelle le « bloc patrimonial », soit de l’électricité produite à très bas coût par les grands barrages du passé, comme le barrage Daniel-Jonhson sur la rivière Manicouagan.

Pourquoi permettre à une usine d’autoproduire son électricité ?

Dans un contexte où les besoins énergétiques explosent et où il faudra produire des quantités colossales d’électricité au cours des prochaines décennies, cela permet d’alléger le fardeau qui pèse sur Hydro-Québec. Il y a un autre avantage. Quand Hydro-Québec vend de l’électricité, une bonne partie de celle-ci provient de ce qu’on appelle le « bloc patrimonial », soit de l’électricité produite à très bas coût par les grands barrages du passé (Baie-James, Manic, etc.). Toute l’électricité qu’on ajoute depuis coûte beaucoup plus cher. Quand une entreprise comme TES génère la majorité de son électricité, cela permet de préserver l’électricité du bloc patrimonial pour d’autres usages. En clair, l’entreprise paie le coût réel de l’électricité d’aujourd’hui plutôt que de surfer sur les avantages du passé.

Une entreprise pourrait-elle aménager (« harnacher ») une rivière pour produire son hydroélectricité ?

En principe c’est possible, mais tout projet d’une certaine ampleur se heurterait à des complications importantes. Il devrait notamment passer par une évaluation du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE).

On s’inquiète donc pour rien ?

Je n’ai pas dit ça ! Il y a bel et bien des questions importantes qui se posent, surtout que le modèle de l’autoproduction pourrait bien se répandre. « Ce n’est que le début », a affirmé le ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon. L’une des préoccupations est que le marché de l’énergie éolienne est déjà en surchauffe. On s’arrache les équipements et la main-d’œuvre, ce qui fait grimper les coûts. Si les projets privés se multiplient, cela pourrait générer de la concurrence à Hydro-Québec. Le privé et le public pourraient aussi jouer du coude pour accéder aux meilleurs sites éoliens. Bien sûr, le Québec est vaste. Mais les endroits où le vent est bon, où des lignes de transport électriques sont à proximité, où il n’y a pas d’autres usages en concurrence et où l’acceptation sociale pour l’éolien existe sont plus rares.

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Bien sûr, le Québec est vaste. Mais les endroits où le vent est bon, où des lignes de transport électriques sont à proximité, où il n’y a pas d’autres usages en concurrence et où l’acceptation sociale pour l’éolien existe se font plus rares.

Existe-t-il d’autres inquiétudes ?

Oui. Normand Mousseau, directeur scientifique de l’Institut de l’énergie Trottier, souligne qu’il faudra surveiller la nature du contrat qui s’établira entre Hydro-Québec et TES Canada. Même si aucune entente n’a encore été établie, il est probable que TES Canada revende de l’électricité à Hydro-Québec quand ses éoliennes tourneront à plein régime et qu’elle se retrouvera en surplus. « Il faut s’assurer qu’on ne finisse pas par forcer Hydro-Québec à racheter l’électricité de ces producteurs privés à des prix plus élevés que le tarif de production d’Hydro-Québec, ou lorsqu’on n’en a pas besoin », dit-il. À l’inverse, il faudra aussi s’assurer de ne pas leur vendre l’électricité au rabais lorsqu’ils en ont besoin.

Ça fait le tour des préoccupations ?

Non. Le ministre Fitzgibbon a envoyé des signaux indiquant qu’il pourrait déréglementer davantage le secteur de l’électricité en permettant aux entreprises privées non seulement de produire, mais aussi de distribuer et de vendre de l’électricité. L’expert en énergie Pierre-Olivier Pineau, de HEC Montréal, y est favorable. Il souligne qu’Hydro-Québec a déjà énormément de pain sur la planche pour les prochaines années — production de nouvelle électricité, réfection de barrages, renforcement de son réseau… Le privé, selon lui, aurait son rôle à jouer. Il me semble toutefois clair que cela doit faire l’objet d’un vrai débat de société. Parce que ça, ça menacerait vraiment le monopole d’Hydro-Québec.

Un projet qui ne fait pas l’unanimité

Les avis sont partagés sur la pertinence du projet de TES Canada lui-même. On sait qu’on aura besoin d’hydrogène pour décarboner certains secteurs de l’économie impossibles à électrifier, comme la production d’acier. TES Canada se targue de pouvoir produire cet hydrogène sans subvention. Il faudra toutefois voir qui l’achètera. Un producteur d’acier comme Arcelor Mittal acceptera-t-il d’en payer le plein prix ou demandera-t-il l’aide de l’État pour l’utiliser ? Une partie de l’hydrogène pourrait aussi être transformée en méthane synthétique et être envoyée dans le réseau d’Énergir. Le hic, c’est que la production d’hydrogène entraîne déjà des pertes énergétiques énormes. Il faudrait ensuite combiner cet hydrogène à du CO2 (d’une source encore inconnue) pour produire le méthane synthétique. Plusieurs experts jugent que la chaîne s’annonce compliquée, inefficace et coûteuse.

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