Si la négociation avec le secteur public était une pièce de théâtre en trois actes, nous en serions probablement au deuxième.

Chaque grève obéit en effet à des règles qui s’apparentent à une mise en scène, avec ses personnages principaux et secondaires, sa montée dramatique… et ses revirements inattendus.

Parmi les personnages principaux : les chefs syndicaux, la présidente du Conseil du trésor et… l’opinion publique, un personnage en soi.

Entrevues dans les médias, déclarations sur les réseaux sociaux, manifestations dans la rue… Il y a une bataille qui se joue sur le plan de l’image pour influencer cette « opinion publique » que chaque parti veut faire pencher de son bord.

Les experts avec qui j’ai discuté ont des avis partagés à propos de la lutte qui se joue sur la place publique ces jours-ci.

« Je pense que les syndiqués ont l’appui de la population, souligne Josianne Millette, professeure au département d’information et de communication de l’Université Laval. On sort de deux ans de pandémie durant lesquels on a vanté le dévouement des enseignants et des infirmières. Ce n’est pas quelque chose qui se déconstruit si rapidement. »

La chercheuse, qui a consacré son mémoire de maîtrise à la grève du mouvement étudiant, croit aussi que les parents ont développé une certaine résilience durant la pandémie. « Ils se sont organisés et ont développé des outils, souligne-t-elle. Leurs réflexes sont revenus rapidement. »

Pour être bien franche, je dois dire que Josianne Millette a exprimé quelques réserves à l’idée de commenter l’affrontement gouvernement-syndicat comme s’il s’agissait d’une joute. « En commentant la bataille, dit-elle, j’y interviens, j’en deviens une des actrices. »

La chercheuse, qui reconnaît l’existence de cette « bataille de l’image », tient toutefois à préciser qu’il y a une partie de l’opinion publique qui est invisible et donc, plus difficile à évaluer.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Les très nombreux grévistes ont des proches à qui ils expliquent leurs revendications, ce qui peut influencer l’opinion publique, croit Josianne Millette, professeure au département d’information et de communication de l’Université Laval.

« L’opinion publique n’est pas seulement ce qu’on voit et entend dans les médias, avance-t-elle. C’est aussi ce qui se passe à l’extérieur des médias, sur le terrain. Le fait qu’il y ait autant de gens touchés par le conflit [plus de 460 000 grévistes] fait en sorte qu’on risque tous d’avoir quelqu’un dans notre famille ou notre entourage qui fait partie des travailleurs en grève. Ces gens-là expliquent leurs revendications et répondent aux questions de leurs proches et donc, ils influencent l’opinion publique. C’est la partie qu’on tend à oublier quand on fait l’analyse de la communication du débat public. Elle est moins visible, mais elle a aussi du poids. »

Analyse d’un appui

Le stratège en communication Louis Aucoin est lui aussi très nuancé lorsqu’il analyse le rôle de l’opinion publique dans ce conflit. « C’est un appui par défaut », croit le président d’Aucoin Stratégie & Communication.

« D’abord, je crois que le public s’identifie aux travailleurs et à leurs revendications. Les gens se disent : “Moi aussi, j’en arrache ces temps-ci.” Ensuite, c’est un appui qui est basé sur une impression générale. On se dit : “J’aime les professeurs, donc je suis avec eux.” Or, si on creusait un peu, on réaliserait ce n’est pas tout le monde qui travaille dans les classes parmi les travailleurs du Front commun. »

« Est-ce un véritable appui, poursuit M. Aucoin, ou est-ce la manifestation d’un mécontentement de la population face aux priorités du gouvernement en matière de gestion des finances publiques [la venue des Kings de Los Angeles, le troisième lien, etc.] ? »

Des enjeux complexes

Dans une négociation historique, qui se joue en partie sur la place publique, mieux vaut marteler un message simple et efficace. Plus les enjeux sont faciles à comprendre, plus il est facile de fédérer l’opinion publique.

Or, les choses ne sont pas si simples dans le conflit qui nous intéresse. Que veulent précisément les syndicats ? Et le gouvernement ? Plus les jours passent, plus la discussion se complexifie.

« Plus le message est complexe et nuancé, plus il est difficile de le cadrer et de choisir sur quoi on met l’accent, confirme Josianne Millette, de l’Université Laval. D’autre part, il est difficile pour la partie gouvernementale de dire que les syndicats demandent trop puisqu’on parle aussi d’organisation du travail. Ça ne se résume pas en deux ou trois mots-clés. »

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

« Il est difficile pour la partie gouvernementale de dire que les syndicats demandent trop puisqu’on parle aussi d’organisation du travail », estime Josianne Millette.

Louis Aucoin reconnaît lui aussi que les enjeux sont difficiles à saisir. Il estime toutefois que si les parties souhaitaient simplifier leur message, elles le feraient.

Il suffirait d’aller au fond des choses. Si elles ne l’ont pas fait jusqu’ici, on peut croire que c’est parce qu’elles estiment que ça va se régler rapidement. Je crois que l’opinion publique bougerait si les parties allaient au fond des choses et décortiquaient les enjeux.

Louis Aucoin, stratège en communication

Des surprises jusqu’à la fin

Revenons à notre pièce de théâtre. Pour que l’arc dramatique se déploie, il faut des tensions, un moment dramatique. La période de mardi à mercredi nous en a fourni tout un avec l’aller-retour express à Dubaï de la présidente de la FTQ, Magali Picard. Rappelons que la leader syndicale avait l’intention de participer à la COP28. Son retour en catastrophe a été suivi d’une rencontre avec ses collègues du Front commun et la présidente du Conseil du trésor, Sonia LeBel, en fin de journée mercredi. Bien que prévue depuis quelques jours, cette rencontre aura créé un certain suspens.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Magali Picard, présidente de la FTQ, entourée des trois autres chefs syndicaux du Front commun

« Le voyage de Mme Picard est une gaffe qui aurait pu être un point tournant, observe Louis Aucoin. Le temps le dira. »

Le stratège en communication croit que le Front commun a une campagne de communication toute prête dans sa poche au cas où le conflit ne serait pas réglé le 15 décembre. « Ils la déploieront probablement dans la fenêtre comprise entre le 15 et le 21 décembre, question de gagner l’opinion publique avant que les travailleurs retournent dans leur famille pour le congé des Fêtes. »

La rencontre entre le Front commun et le gouvernement mercredi a sans contredit créé un « build-up », estime pour sa part Josianne Millette. « Ce sont des scénarios qu’on connaît et qui se répètent de conflit en conflit », observe-t-elle.

Le silence des deux parties depuis cette fameuse rencontre fait espérer un dénouement prochain.

Mais Josianne Millette rappelle que l’histoire – comme le théâtre – peut nous réserver des rebondissements surprenants. « À la fin du conflit étudiant, alors que les parties étaient enfin arrivées à une entente de principe, le pape Jean-Paul II est mort ! Et la résolution de la grève étudiante a été éclipsée dans les médias. »

Comme quoi l’acte final d’une pièce nous réserve parfois un coup de théâtre inattendu.

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