Jeudi matin, 8 h. Comme des centaines de milliers de Québécois de tous les âges, de toutes les conditions, de battre mon cœur s’est arrêté. Les larmes coulaient, inépuisables, sorties de nulle part. Pour Karl Tremblay, mais aussi pour tout un peuple que Les Cowboys Fringants chantaient depuis 27 ans.

Toutes les radios diffusaient Sur mon épaule, un hymne qui te fend en deux tant il est beau. Nous sanglotions seuls ensemble, des larmes surprenantes, venues de très loin. Comme si nous pleurions toutes les larmes accumulées depuis le début de la pandémie.

Jeudi soir à L’Assomption, à Montréal et sur les Plaines, nous, les sujets des chansons de Karl, étions réunis pour vivre la peine qui nous submergeait. Une déferlante de sentiments, pour célébrer le grand frère d’une nation inconsolable. Toutes générations confondues, nous avons exprimé notre chagrin. Même les politiciens trouvaient les mots justes. En cette ère d’identités individuelles surdimensionnées, les Cowboys parlaient d’identité collective. Ils réconfortaient.

Le groupe, né en plein blues postréférendaire, aura touché plus que sa stricte génération. Par la voix de Karl et les paroles de Jean-François Pauzé, il est un marqueur de nos vies, un radar sensible, un irrévérencieux sociologue de terrain qui communie avec ses sujets d’analyse.

Les Cowboys sont nos amis, et Karl était notre frère. Grand ou petit, selon notre âge. Celui qu’on aime inconditionnellement, qui nous brasse, nous fait rire. Celui qui exprime nos désirs les plus enfouis, nous console.

Le Québec est une famille, avec ses figures tutélaires. Nous sommes tissés serré. C’est notre force et notre faiblesse. En affaires, en culture, en politique, les figures familiales abondent, depuis toujours. De René Lévesque à Céline Dion, de Guy Lafleur, le fils fantasque, à Ginette Reno, la tante grivoise. La case du frère, différente de celle du fils, revenait, on le sait maintenant, à Karl Tremblay. Pas une idole ; un frère de party et de soutien. Avec lui, nous n’étions pas seuls.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE

Karl Tremblay et Jean-François Pauzé à Saint-Jean-sur-Richelieu, en août dernier

Dans les mots de Pauzé, l’image de la broche revient souvent. Image de solidité bricolée avec les moyens du bord. La broche à foin, solide, mais pas tight, métaphore de notre créativité pour solutionner temporairement des problèmes. Dans L’hiver approche : « Attache ta tuque avec d’la broche, chérie, l’hiver va être tough c’t’année. » Dans Sur mon épaule : « Un monde qui partout tient avec d’la broche ». Karl avait compris que la broche est la baguette magique de son pays…

La semaine a été rude. Quelques jours avant la mort de Karl, la famille politique s’était illustrée par une annonce broche à foin et un scandale de ti-clins.

François Legault, le père de la famille, et l’oncle riche, Eric Girard, ministre des Finances, ont accordé une subvention qui pourrait atteindre 7 millions pour la venue à Québec des Kings de Los Angeles pour deux matchs préparatoires. Au moment où les syndicats du front commun partent en grève, où ces femmes et ces hommes qui nous soignent et nous éduquent revendiquent fort justement de meilleures conditions. Au moment où les banques alimentaires crient famine. Après que les députés ont encaissé leurs augmentations de salaire. Faut pas comparer, dit-on. Mais c’est pourtant une image insultante que celle de ces subventions à des joueurs multimillionnaires, alors que notre système public s’effondre, que celles et ceux qui le portent à bout de bras ne sont pas reconnus et payés à leur juste valeur, alors que les plus vulnérables en arrachent. Pôpa a le jugement très perturbé par les temps qui courent.

À Montréal, la tante vertueuse, Valérie Plante, a une clique d’amis dépensiers qui font partie d’un chic club social, l’OCPM. Surprises les deux mains dans le plat, au moment où la mairesse s’apprêtait à surtaxer une fois de plus les contribuables harassés, Dominique Ollivier et Isabelle Beaulieu se perdaient en arguments broche à foin, comme des ados délinquantes. La tante en restera éclaboussée durablement, et les citoyens, encore plus cyniques.

Ces scandales sont nés de décisions mal éclairées qui sont familiales, villageoises. Le père est déboussolé, la tante, faussement naïve. Les adultes de la famille nous dupent avec leurs histoires sans vision. Karl, le grand frère, lui, nous racontait de vraies histoires. Notre histoire, avec des personnages sincères, des fulgurances éclairantes. Il exposait nos faiblesses pour qu’on devienne plus forts. « Ensemble, on n’a peur de rien ». Il nous ressemblait, nous rassemblait. Il était le meilleur de ce qu’on attend d’une famille.

« Tout tient avec d’la broche ». Mais les chansons de Jean-François, interprétées par Karl, propulsées par Marie-Annick et Jérôme, nous unissaient. Les Cowboys chantent ce qui cloche, déraille, retrousse. Ils parlent de toutes ces raisons pour lesquelles nous pourrions nous détester collectivement, mais qui, sous leur regard bienveillant, nous rendent plus forts.

Cette semaine, des politiciens ont niaisé la famille, ont abusé de leur position de pouvoir. Nous en ressortons encore plus désillusionnés que nous l’étions de la politique. Oui, l’hiver approche. « Attache ta tuque avec d’la broche ». Il sera rude. Qui va nous redonner la force de nous rassembler ?

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