En écrivant sur le départ de Karl Tremblay, j’écoute les chansons des Cowboys Fringants et mes yeux s’embuent. Je sais que je ne suis pas la seule à ressentir ces émotions. Nous vivons une rare douleur aussi collective. Qu’est-il donc en train de se passer ?

Ce tsunami d’émotions, de larmes et de témoignages, cette fraternité autour d’un feu de chants qui réchauffe, mais qui nous fait pleurer de tristesse, de rage et d’impuissance, c’est ce que ce grand timonier nous fait vivre par son départ prématuré. Comme un trop-plein tellement figé depuis longtemps !

Entendu il y a quelques jours à la radio : on pleure nos émotions gelées depuis trois ans ! C’est trop, trop fort, trop brutal. Une mort qu’on n’accepte pas, la perte d’un phare, d’un homme trop jeune qui a fait vibrer les Québécois et les francophones depuis 25 ans.

Comment toucher autant de monde, seulement avec des mots et des mélodies ? Par leur puissance évocatrice et leur sens universel. C’est le mystère de l’art qui rejoint chacun à la fois dans son plus intime et dans le plus collectif. C’est ça, la culture : l’accès à l’universel, le ciment des peuples qui veulent se voir et se ressentir dans ce qu’ils entendent.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE

Karl Tremblay à l’occasion d’un concert des Cowboys Fringants à Saint-Jean-sur-Richelieu, l’été dernier

Pendant que j’écris, les mots de Jean-François Pauzé chantés par Karl Tremblay résonnent dans la pièce : « Derrière les beaux paysages, il y a tellement d’inégalités et de souffrance sur les visages [...] Comment font tous ces gens pour croire encore en la vie dans cette hypocrisie [...] Je vois toute l’Amérique qui pleure dans mon rétroviseur. »

Il faut se laisser émouvoir, pleurer ensemble. C’est triste, mais réconfortant de savoir qu’on peut encore vivre une telle charge émotive, parce qu’on se demande parfois si le vivre-ensemble n’est pas devenu un luxe. Un important moment de ce « pleurer ensemble » fut certainement celui vécu sur les plaines d’Abraham, au Festival d’été de Québec, l’été dernier. Toutes ces lumières de cellulaires et cette immense dose d’amour n’ont pas empêché l’inévitable de se produire. Karl a tiré le billet perdant et nous avons aussi perdu un peu de notre âme. La plus belle suite, après cette perte, c’est de poursuivre ses combats avec les idéaux de justice, d’entraide et de lutte contre les changements climatiques que le groupe a tant chantés.

« Dis-toi que ce soir ma blonde, t’es pas seule au monde [...] J’aime pas ça savoir que tu tiens avec de la broche. » Merci, Karl, d’avoir transformé tant de broche en formidable solidarité humaine.

On peut espérer quelque chose de l’avenir lorsque l’on assiste à une telle communion d’émotions. Vivre doit être synonyme de vivre-ensemble, de partage d’idéaux, de projets de société. L’affection partagée autour d’un personnage au symbolisme si puissant nous permet de nous sentir exister.

Durant mes années de politique active, plusieurs évènements nous ont fortement secoués, des plus heureux aux plus sombres, et c’est probablement un des volets les plus puissants et rassembleurs de notre rôle d’élu. Vibrer pour des causes partagées, des idéaux, des deuils, des morts, des évènements violents. Être élu, c’est assumer la responsabilité de parler et de ressentir au nom de la population.

Oui, Karl Tremblay a chanté des choses dures sur les politiciens, sur l’hypocrisie de la vie politique, mais il chantait les vraies choses, la misère humaine, les écorchés de la vie, les maux de l’âme et du corps.

Les mots des Cowboys Fringants ont aussi rejoint toute la francophonie parce qu’ils sont universels. Quoi de plus puissant pour faire connaître et aimer notre présence que de chanter leurs chansons en France ? Notre culture, nos mots et nos maux, nos états d’âme… C’est la parole que les politiciens devraient toujours porter, celle de répondre au besoin d’espérer, de ressentir, de vivre et de mourir dans l’amour et dans la dignité.

Que ces moments de communion de notre société ne soient pas oubliés, dans le brouhaha et l’agitation d’une vie dont on risque souvent de perdre le sens.

Le Québec a besoin de conserver ce liant, cette base commune de sens et d’entraide ; il est fascinant de lire et d’entendre les témoignages de Québécois de tous les horizons sur les impacts que les chansons des Cowboys Fringants ont eus sur eux. Entendre de la bouche de Québécois de diverses origines que c’est ce groupe qui leur a fait tant aimer notre patrie reflète bien l’impact de la culture sur l’intégration à une nouvelle société. La force des Cowboys Fringants, c’est cette capacité de toucher les gens dans les émotions les plus universelles et intemporelles avec des mots qui nous ressemblent, qui nous assemblent.

Karl Tremblay mérite un hommage bien senti qui devra ressembler aux millions de personnes qu’il a accompagnées pendant tant d’années. Soyons à la hauteur de ce qu’il a été : un rassembleur authentique, qui par la force de ses mots, de sa présence et de ses convictions, aura fait vibrer les Québécois jusqu’à son dernier souffle.

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