Il est sérieux, ce matin, Martin Carrier, alors qu’il est debout sur l’estrade d’un grand amphithéâtre de l’Université de Montréal pour une des séances de son cours intitulé « Fondements de science politique ».

Aussi sérieux, me dis-je, que s’il prononçait une oraison funèbre.

Et ma foi, c’est un peu ce qu’il fait.

Ce chargé de cours explique à plus de 400 étudiants que de nos jours, on assiste à un recul saisissant de la démocratie alors que les régimes autoritaires sont en progression.

Ceux qui vivent au sein de véritables démocraties libérales – comme le Canada – sont une petite minorité dans le monde : 13 %. Une majorité d’habitants de la planète, 72 %, vivent désormais sous une forme ou une autre de régime autoritaire.

« On est revenu à peu près exactement au niveau où on était en 1986. Donc tous les progrès démocratiques qui ont été faits depuis les 30 dernières années se sont complètement dissipés en l’espace d’une dizaine d’années », dit-il.

L’exemple numéro un de la séance de ce matin, c’est la Russie, où Martin Carrier, spécialiste de l’espace postsoviétique, a séjourné trois fois. Sous mes yeux, il va expliquer la consolidation de l’autoritarisme par Vladimir Poutine et son entourage en utilisant comme principal outil un… roman !

C’est la raison pour laquelle j’assiste à ce cours.

Une porte-parole de l’Université, Geneviève O’Meara, m’en avait informé.

« Ça peut avoir l’air simpliste, mais cette décision fait bouger les colonnes du temple. Pas tous les jours qu’on voit une lecture obligatoire sous forme de roman dans un cours universitaire en science politique », m’a-t-elle écrit.

J’étais curieux de voir comment ça allait se passer. Et de savoir ce que les étudiants allaient en penser. Patientez un peu, je vais vous le dire bientôt.

Mais d’abord, je vous explique pourquoi Martin Carrier et son collègue Frédéric Mérand ont choisi de vulgariser la Russie de Poutine à l’aide du roman Le mage du Kremlin, de Giuliano da Empoli.

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Giuliano da Empoli, auteur du roman Le mage du Kremlin, qui a connu un succès fracassant

J’ai discuté avec ces deux politologues en marge du cours dont ils sont les coresponsables.

On reproche parfois à certains cours de première année de « privilégier une vision un peu détachée, un peu trop théorique » de la politique, souligne Martin Carrier.

Or, étudier ce roman permet « d’incarner un peu plus l’action et les complexités psychologiques des choix politiques qui sont faits par les acteurs politiques sur le terrain ».

Le cours en question est une initiation aux théories et concepts sur lesquels se base la science politique.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Le professeur Frédéric Mérand

Quand on parle d’une stratégie de communication politique, de l’État, d’une idéologie, ce sont des concepts très abstraits auxquels le roman donne de la chair.

Frédéric Mérand, professeur au département de science politique de l’Université de Montréal

« Les essais les plus exigeants sur la responsabilité politique des dirigeants et leurs conseillers » ne susciteront pas, selon lui, les mêmes réflexions chez les étudiants que les confessions – fictives – de Vadim Alexeïevitch Baranov, personnage principal du Mage du Kremlin.

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Le président de la Russie, Vladimir Poutine

Ce roman a connu un succès fracassant depuis sa parution en français l’an dernier. Baranov, conseiller politique du président russe (qui aurait été inspiré à Giuliano da Empoli par un véritable stratège du Kremlin), y raconte comment Vladimir Poutine est parvenu à prendre le contrôle de la Russie.

Et quel rôle il a lui-même joué dans cette brutale prise de pouvoir.

C’est un roman basé sur des faits et des personnages réels, donc. Mais « même si c’était une fiction totale, ce serait quand même utile pour éclairer des concepts qui sont très abstraits », assure Frédéric Mérand.

Je suis entièrement d’accord. Je suis convaincu depuis longtemps que bon nombre de romans éclairent la réalité d’une façon unique. L’exemple des livres de Franz Kafka est le premier qui me vient à l’esprit, mais il y en a bien d’autres.

Bernard Maris, qui a consacré un essai à la façon dont Michel Houellebecq décrypte l’économie dans ses romans – avant d’être assassiné en 2015 par les auteurs de la tuerie de Charlie Hebdo –, l’a bien résumé.

« Tous les écrivains dignes de ce nom feront une meilleure psychologie que Freud, qui savait écrire, et une meilleure sociologie que ce cher Bourdieu, qui ne savait pas. Ne parlons pas de philosophie : aucun philosophe ne peut prétendre atteindre au centième de la vérité portée par un grand roman », a-t-il écrit.

Les propos de la demi-douzaine d’étudiants avec lesquels je me suis entretenu à la fin du cours m’ont confirmé que les enseignants avaient réussi leur pari.

« Tu peux te mettre dans la peau des personnages et ça te fait voir l’histoire d’une manière nouvelle, explique Anthony Martin. Et comparativement à un article scientifique, c’est plus facile de déchiffrer le jargon politique. »

« On peut aller explorer beaucoup plus d’horizons qu’à travers quelque chose de scientifique », renchérit Étienne Jobin. Et « ça crée une meilleure compréhension de la réalité poutinienne », précise Justin Paradis.

« Au primaire, on vous dit souvent qu’il y a mille et une façons d’apprendre », ajoute Boran Petit-Dilek. Le fait que « certaines personnes vont associer prestige et inaccessibilité à certaines disciplines comme la science politique » l’agace, me dit-il.

Nada Khedidem souligne pour sa part que la lecture du Mage du Kremlin permet aux étudiants qui vont un jour travailler dans l’univers politique de « voir vraiment les conséquences » des gestes qui sont faits.

Elle apprécie aussi la présence d’un certain humour dans le roman. Quand elle me le signale, un autre étudiant, Louis Dorais, esquisse un sourire.

Il me raconte une des blagues du livre. « Sais-tu ce qu’est un duo soviétique ? C’est un quatuor qui est parti à l’étranger ! », lance-t-il, en précisant que l’auteur fait référence aux nombreuses défections de cette époque révolue.

Ce n’est pas parce qu’on rit de l’autoritarisme que c’est drôle, bien sûr.

En revanche, ça peut vraisemblablement aider à l’expliquer et à le comprendre.

D’autres livres pour comprendre la politique

J’ai demandé à Frédéric Mérand et Martin Carrier s’ils avaient d’autres suggestions de livres pour comprendre la politique sans se plonger dans un ouvrage universitaire. Ils m’ont rapidement révélé qu’ils avaient songé à au moins trois autres livres. D’abord un roman d’Italo Calvino intitulé Le scrutateur. Il « porte sur la vie d’un scrutateur dans une élection en Italie dans les années 1950 et ça aurait permis d’illustrer plusieurs des théories et concepts qui nous intéressent ». Ils avaient aussi pensé à Hommage à la Catalogne de George Orwell, un livre sur « le conflit, la responsabilité de l’État et les idéologies pendant la guerre civile espagnole ». Enfin, l’essai sur le génocide rwandais intitulé Nous avons le plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos familles, du journaliste Philip Gourevitch, a aussi été évoqué. « C’est du journalisme, explique Martin Carrier. Mais ça détonne quand même par rapport aux manuels classiques de science politique. »

Extrait

« Quand on y pense, reprit-il, la première moitié du vingtième siècle n’aura été au fond rien d’autre que cela : un affrontement titanesque entre artistes. Staline, Hitler, Churchill. Puis sont arrivés les bureaucrates, car le monde avait besoin de se reposer. Mais aujourd’hui, les artistes sont de retour. Regardez autour de vous. De quelque côté que vous vous tourniez, il n’y a que des artistes d’avant-garde qui prétendent non pas décrire la réalité, mais la créer. Il n’y a que le style qui ait changé. Aujourd’hui, à la place des artistes de jadis, il y a les personnages de reality-shows. Mais le principe reste le même. »

Le mage du Kremlin

Le mage du Kremlin

Gallimard

304 pages

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