Créer un monde dans lequel chaque personne a au moins un ami : c’est l’ambition d’Andrea Chandler, une chercheuse aux idées étonnantes. Et la professeure juge que nos gouvernements ont un rôle à jouer là-dedans.

Andrea Chandler ne le formule pas exactement de cette façon, mais elle est parfaitement consciente que son programme de recherche peut sembler tout droit sorti d’une émission de Passe-Partout.

Dans un document de synthèse des connaissances produit l’an dernier, la chercheuse de l’Université Carleton, à Ottawa, énonce clairement sa position.

« Nous présumons ici qu’il est à la fois souhaitable et possible de créer un monde dans lequel chaque personne a au moins un ami. »

Non, il n’y a pas de papillon souriant dessiné dans la marge. Le document, tout ce qu’il y a de plus sérieux, a notamment été financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada⁠1.

Si l’objectif peut paraître enfantin, c’est peut-être que la plupart des recherches sur la construction de l’amitié ont été menées sur les enfants.

Or, les adultes aussi tissent des liens d’amitié. Et la professeure Andrea Chandler y voit un sujet d’étude encore largement inexploré.

« Certains vont penser que c’est naïf et impossible, dit-elle à propos de son idéal. Mais j’estime qu’il devrait y avoir un droit à l’amitié. Tout le monde devrait y avoir accès. »

Andrea Chandler m’avait donné rendez-vous dans l’atrium du Musée des beaux-arts du Canada, à Ottawa. Ses idées ont bousculé les miennes – et ont probablement suscité plus de questions que de réponses, ce qui est loin d’être négatif.

À lui seul, le parcours de la scientifique a de quoi dérouter. La professeure Andrea Chandler est une spécialiste des politiques de la Russie postcommuniste et des pays d’Europe de l’Est.

Que diable fait-elle aujourd’hui à étudier l’amitié ?

« J’ai passé une grande partie de ma carrière à examiner des politiques qui n’ont pas fonctionné, des réformes qui n’ont pas eu lieu, des efforts pour bâtir des démocraties qui ont vacillé, explique-t-elle. Aujourd’hui, je veux contribuer à imaginer le futur au lieu de seulement examiner les échecs du passé. Je veux trouver des solutions et je crois que l’amitié et le dialogue en font partie. »

L’amitié. Le dialogue. Vous comprenez mieux pourquoi vous lisez ce texte dans la nouvelle section Dialogue de La Presse.

Mais pourquoi vouloir que chaque Canadien ait un ami ? Et comment trouver ces amis ?

La question du « pourquoi » est celle à laquelle il est le plus facile de répondre. « L’amitié est bénéfique pour les individus et pour la société », résume Mme Chandler dans sa synthèse de l’état des connaissances.

Des études ont montré que pouvoir compter sur des amis favorise la santé et la longévité, réduit l’anxiété et la dépression et aide à affronter le stress et l’adversité.

Du point de vue de la société, les liens d’amitié encouragent l’action collective, améliorent la productivité et contribuent à faire circuler le savoir et l’information.

« Les gens qui ont des amis sont moins dépendants de l’aide des gouvernements », souligne aussi la professeure Chandler.

Le collègue Alexandre Sirois a montré la semaine dernière à quel point la solitude peut représenter une « grenade dégoupillée » en alimentant la colère et le ressentiment⁠2. L’amitié n’est pas la seule réponse à la solitude, mais c’est sans doute la plus évidente.

Savoir comment favoriser les liens d’amitié est une question autrement plus complexe – et beaucoup moins documentée.

Premier écueil : s’entendre sur ce qu’est un ami.

« Tout le monde a une définition différente, convient la scientifique. Pour ma part, je décrirais l’amitié comme une relation de bienveillance entre une ou plusieurs personnes qui s’apprécient et qui sont disponibles pour s’aider mutuellement. »

Andrea Chandler adopte ensuite une position qui est loin d’aller de soi : celle que l’amitié est une affaire d’État qui devrait interpeller nos gouvernements.

« Il y a cette réaction instinctive de dire que l’amitié n’a rien à voir avec les gouvernements, que ceux-ci devraient s’en tenir loin », dit-elle.

En effet. Sans avoir réfléchi à cette question, je considérais d’emblée l’amitié comme relevant de la sphère privée. D’autant plus que, comme le dit elle-même Mme Chandler, l’amitié est la « quintessence de la relation volontaire ». On ne choisit ni sa famille ni ses collègues, mais on choisit ses amis.

Mme Chandler ne plaide évidemment pas pour forcer les amitiés. Mais elle est convaincue que certaines politiques publiques peuvent favoriser les liens d’amitié, alors que d’autres les découragent.

Lesquelles exactement ? Ceux qui cherchent des réponses précises seront ici déçus : on ne le sait pas encore. Andrea Chandler commence à peine à défricher ce nouveau terrain de recherche et plaide justement pour qu’on lance des études à ce sujet. Elle espère être prise au sérieux.

En attendant, elle accepte de se mouiller en avançant des hypothèses.

De jeunes parents qui n’ont pas accès à des services de garde flexibles, par exemple, n’auront sans doute ni le temps ni l’énergie pour entretenir des relations d’amitié. Même chose pour les citoyens qui passent deux heures par jour dans les bouchons.

À cet égard, l’impact du télétravail sur l’amitié est une question de recherche intrigante. D’un côté, il permet de dégager du temps. De l’autre, il nous coupe de plusieurs contacts sociaux.

La chercheuse soupçonne également que le clivage qui gagne nos sociétés nuit aux liens d’amitié. « Est-ce que les gens sont moins en mesure qu’avant de tolérer les points de vue différents de leurs amis ? », s’interroge-t-elle. Dans un monde où chaque divergence d’opinions semble transformer les interlocuteurs en ennemis, la question est drôlement pertinente.

Autre inquiétude : des études ont montré qu’aux États-Unis, les relations d’amitié se font surtout entre les gens du même statut socio-économique et du même groupe ethnique. Rien pour faciliter la compréhension de l’autre. On peut penser qu’une plus grande mixité sociale dans les quartiers et les écoles aiderait à combattre cette tendance.

Pour montrer que l’amitié peut être favorisée par les gouvernements, Andrea Chandler pointe que ceux-ci stimulent souvent le sentiment d’identité nationale chez leurs citoyens.

Ici, j’avoue qu’il m’a fallu un moment pour comprendre le parallèle entre deux concepts qui me semblaient complètement différents.

J’ai fini par comprendre que Mme Chandler voit l’amitié comme une autre façon de « recoller » la société – cette fois en unissant les briques que sont les individus plutôt que de lier chaque citoyen au grand tout qu’est la nation.

Ceux qui, comme moi, se méfient d’un patriotisme trop affirmé trouveront l’idée intéressante.

Dans un article fascinant qui n’a pas encore été publié, Andrea Chandler montre que depuis l’invasion de la Russie, le président ukrainien Volodymyr Zelensky évoque souvent l’amitié dans ses discours. Selon la chercheuse, cela fait écho à une longue tradition entretenue par les poètes et les philosophes du pays.

« L’amitié fait partie du sens de la citoyenneté des Ukrainiens », dit-elle, allant jusqu’à avancer que cela a probablement contribué à la surprenante résistance du pays face à l’envahisseur russe.

« Tout est politique » était un slogan de Mai 68. Est-ce que cela inclut l’amitié ? Justin Trudeau et François Legault devraient-ils se préoccuper de nos liens d’amitié lorsqu’ils élaborent des politiques publiques ?

Pour plusieurs d’entre nous, ces questions sont complètement nouvelles. On vous souhaite de tout cœur d’avoir des amis pour pouvoir en débattre lors de votre prochain souper.

1. Lisez « La place de la société politique pour rompre la solitude et cultiver l’amitié » 2. Lisez « Comme une grenade dégoupillée » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue